La Turquie pourrait (conditionnel de rigueur!) supprimer dans sa Constitution l’interdiction de porter le voile au sein de l’université. Deux personnalités musulmanes de notre pays, qui président, chacune, une association très typique, livrent au Temps leur réaction à cette nouvelle tombée samedi. Précisons qu’il s’agit de la propre opinion de ces personnes, et non pas de celle de leur association.
Nadia Karmous est présidente de l’Association culturelle des femmes musulmanes de Suisse; elle porte le voile; l’association qu’elle préside a été fondée en 1992 et a pour but principal de permettre à des femmes de différentes nationalités de découvrir la religion, l’art et la culture musulmans. Cette association doit permettre aux femmes, notamment turques et bosniaques, de sortir de leur isolement; elle organise des camps pour les enfants et des sorties et des débats pour les femmes. Elle est active, par le biais de différentes sections, en Suisse seulement, où elle offre des services.
Saïda Keller-Messahli préside le Forum pour un Islam progressiste, qu’elle a fondé il y a trois ans. Eprouvant un malaise devant les discussions publiques sur l’Islam à l’occasion desquelles certains prétendent parler au nom des musulmans en Suisse, Saïda Keller-Messahli a voulu créer un endroit de discussion où l’on puisse réfléchir aux relations entre Islam et démocratie, Etat de droit, droits de l’homme, droit international.
Son association veut développer l’Islam dans un cadre où la discussion critique est libre. Elle est en lien «intellectuel» avec des associations semblables en France, en Allemagne, aux Etats-Unis.
Le Temps: La Turquie pourrait lever l’interdiction constitutionnelle du port du voile à l’université. Comment réagissez-vous à cette possibilité?
Saïda Keller-Messahli: Il n’est pas bon d’empêcher les femmes de s’épanouir physiquement et corporellement, en les obligeant à porter le voile. L’histoire des grands pays musulmans montre que des femmes ont -en prenant des risques souvent considérables pour leur vie même- obtenu des libertés et se sont alors rendues indépendantes de la rigueur religieuse. Lever l’interdiction de porter le voile pourrait compromettre la liberté et les droits fondamentaux acquis.
Nadia Karmous: Les lois évoluent avec le temps; ce qui importe, c’est que toutes les femmes, comme tous les hommes, puissent être libres de leur choix.
On ne saurait imposer à une femme de se déshabiller. Qu’elle soit libre de porter un voile ou de mettre une minijupe, peu importe, pourvu qu’elle ait accès à la formation. Comme on peut le constater, le voile ne fait pas obstacle aux études.
– Interrogée à la télévision, une jeune étudiante turque, voilée, a dit qu’elle portait le voile pour des motifs religieux mais que, si c’était politique, elle ne voyait pas pourquoi on l’en empêcherait. Que pensez-vous de cette opinion?
– N. K.: La jeune fille a exprimé l’opinion générale des jeunes. En réalité, on constatera bientôt que les femmes portent le voile aussi bien à l’université que dans le monde économique. En conséquence, le caractère «politique» n’est pas du tout typique, et le voile n’a rien à voir avec l’activité de la personne qui le porte.
– S. K.-M.: A vrai dire, le voile est devenu un emblème politique et jouit presque d’une aura politique pour un certain Islam politisé. Ma mère -qui portait le voile- a été très surprise de découvrir cette politisation. Pour elle, la religion est une forme paisible de vie. Il n’est donc pas besoin de montrer en public «à quel point on est religieux» pour faire naître une sorte de sentiment de culpabilité chez les musulmans qui ne le montrent pas. C’est un discours arrogant à l’égard de ceux qui n’ont pas la même forme de foi.
– N. K.: On doit pouvoir vivre sa foi comme on l’entend. Dieu seul est juge de la foi. Mais les partis politiques -en Suisse, en particulier l’UDC- se servent du prétexte du voile pour attiser les peurs en rapport avec les musulmans. A aucun moment, la foi n’impose un uniforme.
– En Suisse, le port du voile n’est pas un problème particulièrement aigu mais, par contre, les minarets sont plus «chauds». Le problème des minarets est-il en fait le même que celui du voile? Quelle est l’importance réelle des minarets sur le plan religieux?
– S. K.-M.: Les minarets, comme le voile, cristallisent une peur de la population devant l’inconnu que représente l’Islam. Les partis politiques, et l’UDC en particulier, récupèrent et exploitent cette peur qui croît aussi sur le plan international à cause des attentats perpétrés au nom de la religion. En réalité, en Suisse, seule une toute petite minorité veut utiliser les minarets pour en faire un sujet de tension.
– N. K.: Le voile est prescrit par le Coran. Il a en fait une portée plus importante, du point de vue religieux, que les minarets. Ceux-ci ne sont pas indispensables s’ils mettent en cause la paix entre les communautés. Ils correspondent à une tradition architecturale. Ce qui importe, c’est d’avoir un lieu où prier.
– S. K.-M.: Le voile n’est pas prescrit par le Coran. Les quelque 300000 musulmans de Suisse participent à la vie du pays; avec eux, comme avec les juifs, il faut assurer un dialogue et chercher à se comprendre en formulant les problèmes, en en parlant, en se rencontrant.
– N. K.: Le voile concerne la liberté des femmes. A propos des relations entre les différentes religions, il est important de se rappeler les leçons de l’histoire, celle des juifs en particulier. Autrefois, on a commencé par les caricaturer, puis on les a confinés dans certains espaces et on a eu peur d’eux. Il ne faudrait pas que les mêmes choses se passent avec les musulmans. J’aime vivre dans un espace pluriel et chercher le dialogue entre les civilisations.
Le temps (Swuisse) 04/02/2008
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