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Le maraboutisme en Tunisie : état d’une pratique

Par: LTIFI Adel

Un jour de la fin du mois d’août 2005, et malgré la chaleur étouffante de la fin de la matinée, la zaouïa de sidi Mehrez fourmillait de visiteurs. Hommes et femmes de tout âge se bousculent avant la fin de la visite matinale. Pour ceux et celles qui viennent de loin, on se repose dans le hall du sanctuaire avant de faire des courses dans les souks et prendre le chemin du retour. En ce mercredi, l’image qui se dessine de cette ambiance rituelle de sidi Mehrez (tunis) est celle d’une société pleinement engagée dans le culte des saints. Cependant, il est imprudent de se hâter dans une telle généralisation. Si cette ambiance de plein engagement rituel des visiteurs de sidi Mehrez, fait penser, à ne pas en douter, à des situations similaires dans d’autres sanctuaires, d’autres situations évoquent le contraire. Même dans la zaouïa de sidi Mehrez, l’affluence n’est pas la même le mercredi matin, jour de visite consacré aux femmes, que pendant les autres jours de la semaine.

Le jour d’avant, à la zaouïa de sidi Ben Arous, non loin de la grande mosquée Ezzeïtouna dans la médina de Tunis, la situation contraste avec l’effervescence rituelle remarquée dans le sanctuaire du patron de Tunis. Durant la demi-journée passée dans ce lieu, deux personnes se sont présentées pour la visite du saint ; une femme âgée d’une cinquantaine d’années et sa fille étudiante. Après la lecture de la fatiha, la dame m’explique qu’elle visite sidi Ben Arous une fois par semaine, cette fois elle est là à seule fin de demander la bénédiction du saint pour solliciter la réussite de sa fille dans ses études. Elle ajoute « qu’il y a peu de monde qui rendent visite à sidi Ben Arous aujourd’hui, les gens préfèrent, par fois, visiter des sanctuaires pas loin de chez eux ». Le gardien de la zaouïa, un homme à la soixantaine, va plus loin, il explique ce recul du nombre de visiteurs par une situation globale marquée par un recul de la visite des saints surtout chez de jeunes encadrés par l’enseignement moderne. Peut-on trouver dans cet avis un indice sur une réalité qui déborde le cas de sidi Ben Arous ? Il est difficile de le confirmer. Cependant, on est sûr de la disparité des situations d’un sanctuaire à un autre, et d’une situation à une autre. En d’autres termes, il y a des saints qui ont plus de « cote » que d’autres auprès de la société. Saida Manoubia est parmi ces saints qui marquent le quotidien de la société tunisoise par sa forte présence symbolique ; elle est très visitée et on jure souvent au nom de Saïda comme au nom des grands patrons de Tunis Sidi Belhçan Echedhli et sidi Mehrez. Sa popularité a incité un journaliste du magazine hebdomadaire Réalités de décrire : « Lella Saïda Manoubia, comme, une sainte très people »<!–[if !supportFootnotes]–>[1]<!–[endif]–>.

Il y a donc une certaine disparité au niveau de l’affluence des visiteurs d’un saint à un autre. Dans l’apparence, cette disparité est liée à la place qu’occupe chaque saint dans la mémoire des acteurs sociaux et donc du degré de leur popularité. Mais, la question fondamentale reste la suivante : comment expliquer le déclin de la popularité d’un saint et la continuité de la vénération d’un autres, alors qu’ils ont partagé à une certaine époque la même gloire. Sidi Ben Arous, est parmi ces saints qui ont marqué l’histoire de la médina de Tunis au début du XVe siècle, le site stratégique de sa zaouïa non loin de la grande mosquée et de la mosquée Sahab Attabã, dénote une notoriété incontestable. Al rashidi, l’hagiographe de Ahmed ibn Arous, nous rapporte, dans son recueil hagiographique, tant d’exemples sur les manifestations de cette notoriété<!–[if !supportFootnotes]–>[2]<!–[endif]–>. Toutefois, rien de cette histoire glorieuse n’est resté dans la mémoire actuelle des tunisois, et le nom de ben Arous renvoie plutôt au nom de la banlieue du sud de la capitale qu’à un personnage ou un lieu saint.

Il n’est donc pas évident de mesurer l’ampleur actuelle de la sainteté comme pratique sociale en s’appuyant uniquement sur l’étude d’un seul cas ou d’un seul lieu. Seul un suivi dans la diachronie est capable de nous renseigner sur un possible retour de la pratique maraboutique. En outre, et si l’on comprend le fait que le pouvoir politique à Tunis, après l’indépendance, rejette et marginalise le maraboutisme dans une logique de pragmatisme politique, pour y revenir après 1987, il est difficile de penser le rapport de la société à la sainteté en ces termes de rejet ou de retour. Autrement dit, on ne peut pas penser le rapport de la société à ses croyances en terme de rejet et donc d’un événement circonscrit dans le temps. Ce rapport se pense plutôt en termes de processus, de continuité ou rupture cumulative. Une société ne rejette pas ses croyances par ordonnance politique. C’est pour cette raison que R. Bastide préfère parler de déplacement du religieux que de changement<!–[if !supportFootnotes]–>[3]<!–[endif]–>.

L’affluence des visiteurs aux zaouïas varie aussi en fonction du temps et des occasions. Une journée ordinaire dans un sanctuaire n’attire pas le même nombre de visiteurs qu’une journée de ziara (visite) hebdomadaire, de moussem (saison du saint) ou de la kharja (sortie). Cette différence est très visible dans le cas de la zaouïa de Ahmed Tlili à Feriana. Durant les jours ordinaires, on ne peut compter qu’une dizaine de visiteurs par jour en moyenne, dont la moitié est constituée par des gens qui viennent de passage à la ville. Les habitants de Feriana, quant à eux, effectuent leurs visites dans des occasions bien précises, tel que la fête de fin de ramadan (aïd al-fitr), pendant la fête du sacrifice (aïd idha) et surtout lors du Mouled, anniversaire du prophète. Cette combinaison entre des fêtes ‘canoniques’ et les symboles du maraboutisme local symbolise une certaine symbiose entre l’Islam du fiqh et l’Islam de la wilaya, un trait qui marque la manifestation rituelle de l’Islam Ifriqiyen (par référence à Ifriqiya) depuis le XIe siècle.

A Feriana, les trois jours de la zarda de sidi Tlil battent le record du nombre de visiteurs pour les sanctuaires des saints. Et si l’on veut juger de la question d’un retour ou non de la tradition maraboutique à travers le cas de cette zaouïa et de cette ville, il est incontournable de suivre le rythme de l’affluence des visiteurs à cette fête. Dans ce contexte, nous avons eu la chance de suivre les festivités pendant des années successives, en tant qu’acteur impliqué et aussi en tant qu’observateur<!–[if !supportFootnotes]–>[4]<!–[endif]–>.

D’après les impressions issues d’une observation sur la longue durée, il est difficile de parler d’une augmentation du nombre de visiteurs qui serait considéré comme synonyme d’un « retour » de la société locale au maraboutisme. Il n’y a pas eu d’augmentation constante qui peut définir un nouvel élan cultuel, au contraire les années ne se ressemblent pas, et sont plutôt révélatrices d’un changement au niveau du contenu social des visiteurs. Les habitants de Feriana le savent, si l’année est défaillante au niveau de la production agricole, c’est que la zarda n’attirera que peu de visiteurs même parmi les descendants du saint sidi Tlil. En effet, cet événement s’organise à la fin des moissons et au début des labours de l’année suivante. Si la moisson est médiocre, les habitants des compagnes n’auront pas les moyens pour se déplacer et donner un sacrifice (agneau) pour sidi Tlil.

Les nuitées de récitation de psaumes (Dhikr), autour des tombeaux des saints de la tribu Tlili nous offrent plusieurs indices sur la situation de la pratique maraboutique dans la ville de Feriana. A titre d’exemple, on peut remarquer actuellement que les visiteurs parmi la population originaire de la ville sont de plus en plus discrets dans leurs visites. En revanche, les deux grandes cours qui constituent le ‘complexe maraboutique’ sont investies en majorité par une population issue d’un exode rural récent. La participation active de cette population nouvellement installée aux cérémonies maraboutiques, se présente donc comme une passerelle pour son intégration dans le tissu social de la ville. Les lieux saints du cartier de la zaouïa, représentent un lieu de forte charge symbolique, ils incarnent l’identité de la ville, un lieu de mémoire de la population locale qui lui servirait comme champs<!–[if !supportFootnotes]–>[5]<!–[endif]–> d’intégration et aussi de distinction. Par ailleurs, concernant l’affluence globale des visiteurs, et en marge de la variabilité du nombre de participants aux festivités selon les années, on peut remarquer une certaine augmentation de l’affluence. Cette augmentation se remarque surtout à travers l’engorgement des rues de Feriana par les voitures et aussi par la pénurie du pain malgré le travail à fond de la dizaine de boulangeries que compte la ville. Des pénuries jadis inconnues par la population. Mais, peut-on arguer, à travers ces indices, un retour quelconque de la sainteté ? Ces indices témoignent plutôt d’une certaine continuité de la tradition maraboutique. Il est difficile en faite d’évoquer le retour si l’éloignement, le rejet ou l’absence ne sont pas confirmés. Les indices évoqués plus haut peuvent être considérés comme la résultante d’une transformation démographique et urbaine locale, en l’occurrence une urbanisation provoquée par la crise du milieu rural environnant. Il serait donc hâtif de déduire un certain changement des mentalités conduisant à un retour en masse à la sainteté. Par contre, l’idée d’un certain fléchissement de la pratique maraboutique, pendant les années soixante-dix et les années quatre-vingt, sous l’influence de la scolarisation et aussi sous l’influence de l’islamisation, reste très probable, il faut une étude plus exhaustive pour le confirmer.

Ces changements, Concernent-ils uniquement la pratique maraboutique ou dépassent-ils pour affecter d’autres formes de croyances et de pratiques religieuses ? En effet, le maraboutisme comme tout autre fait religieux, est une croyance, une pratique et une représentation qui, à travers ses interactions, produit une autre dimension ; le système maraboutique. Cette classification, que nous devons à Marcel Mauss<!–[if !supportFootnotes]–>[6]<!–[endif]–>, propose une piste prometteuse quant à l’étude du changement du maraboutisme et des formes de sa présence dans la réalité sociale. En effet, on ne peut pas parler d’un maraboutisme global et globalisant. Ce qu’on a pu remarquer est que les différentes dimensions citées sont différemment affectées par l’évolution historique de la société et surtout par les nouveaux contextes de la modernisation et de la nationalisation.

Au niveau de la pratique maraboutique, les fidèles et les croyants continuent à reproduire des traditions ancestrales, mais avec plus de moyens. Les ziaras<!–[if !supportFootnotes]–>[7]<!–[endif]–>, la lecture de la fatiha<!–[if !supportFootnotes]–>[8]<!–[endif]–>, les donations ou dans d’autres cas la participation aux séances de transes pour les femmes, comme dans le culte de la sainte Aïcha Manoubia, restent les principales pratiques qui manifestent la fidélité des adeptes et des croyants et pour assurer leur rapprochement aux saints. Au niveau de la pratique, il semble d’après nos observations et d’après les études récentes<!–[if !supportFootnotes]–>[9]<!–[endif]–>, que le maraboutisme en Tunisie n’a pas produit de nouvelles pratiques qui se démarquent catégoriquement de la tradition classique.


<!–[endif]–>1]<!–[endif]–> Réalités, 12 décembre 2002. Un magazine officiellement indépendant, il se distigue par une certaine qualité par rapport aux journaux tunisiens.

<!–[if !supportFootnotes]–>[2]<!–[endif]–> Al-Rashidi, Omar ibn Ali, Ibtisam al-gurus wa wasi al-turus fi manaquib sidi Ahmed ben ‘Arus, revue par SAAFI, Hamouda, in, Al Hidaya, n° 1, 2, 3, 4, 5, 6, année 23.
<!–[if !supportFootnotes]–>[3]<!–[endif]–> BASTIDE (R), Sociologie des mutations religieuses, in, Le sacré, pp. 96 – 108.

4]<!–[endif]–> En 1995 j’étais membre du comité de préparation du festival de sidi Tlil y compris la zarda. En même temps je m’intéressais à cette zaouïa dans le cadre d’une recherche en histoire.
<!–[if !supportFootnotes]–>[5]<!–[endif]–> Le concept de champ est utilisé ici dans le sens que lui donne P. Bourdieu, un champ de lutte de concurrence et d’autorité. Cf. BOURDIEU (P), Questions de sociologie, Tunis, Cérès, 1993, p. 136. Editions originale, Paris, Minuit, 1984.
<!–[if !supportFootnotes]–>[6]<!–[endif]–> Cf. MAUSS (M), Oeuvres, I: Les fonctions du sacré, Paris, Minuit, 1968. Cité Par Jean-Paul WiILLAIME, in, Sociologie des religions, Paris, PUF, collection Que sais-je, 1995, p. 20.
<!–[if !supportFootnotes]–>[7]<!–[endif]–> Visite spontanée qui dépend souvent d’un besoin immédiat et imprévu.<!–[if !supportFootnotes]–>

[8]<!–[endif]–> Lecture de la première sourate du coran.

<!–[if !supportFootnotes]–>[9]<!–[endif]–> Voir surtout les thèses de Y. KARAMTI, K. BOISSEVAIN déjà citées.

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9 comments

  1. bjr adel
    comment vas tu?
    je voudrais bien dire que sont tres riches le sujets que tu proposes à aborder surtout lorsque tu parles de l’histoire de feriana samir tlili de feriana

  2. Hermassi Mouna

    Bonjour cher professeur:
    -Je vous félicite pour cet article qui a beaucoup enrichi mes connaissances sur le maraboutisme en Tunisie et en particulier l’exemple de SIDI TLIL.
    -Le documentaire réalisé par Mme Sophie Ferchiou sur la Zarda de Sidi Tlil ,je croix en 1974, « se marie  » d’une manière harmonieuse avec votre article et le complémente.
    -Bonne continuation et courage pour les historiens des hautes steppes

  3. Bonsoir Mouna,
    Merci pour ton commentaire et pou ta visite du site. Je suis très heureux d’avoir des traces d’une collègue et ancienne élève. j’espère que tu vas bien. Tu peux me contacter à trvers la page contact.
    Cordialement
    LTIFI Adel

  4. drihmi hajer

    bonjour cher professeur
    je de prepare une exposision a propos les bibliotheques dans les zouia ;j’ai trouvé des informations qui conserne la zouia de » ain menchia » situé entre THALA et HAIDRA en se referant a Monchicourt . mais je dois citer d’autrer exemple : j’ai choisi la bibliotheque de
    « zaouia de feriana »

    je veux des photos de la bibliotheque et des citations de « manekeb » AHMED TLILLI .

  5. Bonjour hejeur,
    L’espace réaction de cet article se transforme petit à petit en forum entre un prof et ses collègues et ancien élèves. Je suis content pour votre réussite. La réponse à ta demande sera sur ton adresse mail.
    Cordialemet

  6. Drihmi Hajer

    Bonjour Monsieur,

    Merci pour votre réponse. SVP, J’attends les photos (c’est urgent, je dois les utiliser pour mon exposition et je suis limitée par la date).

    Bonne journée;

  7. poche

  8. mohamed ben soltan

    salut a tous.Mr ADEL LTIFI est tres connu dans le domaine d histoire moderne en tunisie ;et precisement en domaine de sainteté et maraboutisme. cel ci realise son inflance reducatif et intelectuel dqns son these tres connu en tunis sur titre Zawia de sidi ahmed etlili . cette these vraiment rasse,le tous ce qui conserne l hitoire de la famille de sidi tilile en feriana et ses descendants.en outre elle montre des points importants dans une epoque de lhistoire tunisien 18 -19 -20 siecle. encore les chemins des relations de cette famille maraboutique ould sidi tlil de gouvernement -colonisation et avec les tribus voisine. vraiment un travailleimportant et briant .pour un ecrivain et historien tunisien adel ltifi.felicitation. cordialement

  9. Bon soir professeurs,
    Suis une étudiante 3 année sage femme mon sujet de fin d’études concerne « maraboutismes en monde de procréation »,si vous pouvez aider moi de trouvez des ressources q’en parle .
    Merci

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