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Dérives

Par Hmida BEN ROMDHANE (La Presse. Tunisie)
Un professeur qui, au lieu de donner son cours pour lequel il est payé, terrorise ses élèves en leur décrivant dans les moindres détails, comme s’il les avait vécues, les horreurs qui les attendent le jour de la résurrection (Yawm al Qiama); un autre de la même trempe incite ses écoliers à faire «Dégage» à ses collègues féminines qui s’obstinent encore à bouder le hijab; une mère de famille qui, après avoir fait ses courses en niqab, réserve une bonne partie de son temps à effacer au marqueur noir les visages humains ornant les emballages des marchandises, y compris le visage du poupon qui fait la gaîté et l’originalité des paquets de couches pour bébés, sous le prétexte que «les représentations sont interdites en Islam»; un groupe de personnes s’arroge le droit de s’auto-investir de la délicate mission de tracer pour le peuple les limites du licite et de l’illicite, du bien et du mal, et qui se préparent à tenir «le congrès» d’une association qu’ils appellent d’ores et déjà  «Jam3yet El Amr bil Maarouf Wa Annahyi 3 an Al Monker», etc., etc.
De telles pratiques sont d’autant plus étranges qu’elles se déroulent dans un pays qui, depuis l’indépendance, a investi massivement dans l’éducation et qui se targue d’avoir un million de bacheliers et des centaines de milliers de diplômés du supérieur. D’autant plus inquiétantes qu’elles sont absolument étrangères à notre tradition séculaire d’ouverture, à notre culture arc-en-ciel, à notre histoire millénaire où s’entremêlent les dimensions phénicienne, carthaginoise, romaine, berbère, arabe, turque et musulmane. D’autant plus absurdes qu’on a fait une révolution avec pour but de faire régner la liberté, la justice et la démocratie et qu’on se retrouve face à des forces qui rêvent de nous entraîner dans les errements de l’obscurantisme.
On ne compte plus les incidents qui rempliraient d’aise les talibans afghans, mais qui suscitent en nous des sentiments beaucoup plus de honte que d’inquiétude. Comment sommes-nous arrivés là? Comment se fait-il qu’après trois millénaires de civilisation non-stop et à l’heure où le monde est devenu un petit village interconnecté, on subit aujourd’hui, en 2011, des dépassements et des abus qu’on croyait circonscrits dans des aires bien précises, l’Afghanistan des talibans ou la Somalie des «shebabs» ?
A cette dérive provoquée par des groupes de fanatiques débridés, s’ajoute une autre dérive qui risque de mettre le pays à genoux, si ce n’est déjà fait. Après la réussite de la première expérience électorale transparente du pays, on avait poussé un grand soupir de soulagement collectif, croyant naïvement que la démocratie, la stabilité et la reprise économique sont à portée de main.
Le réveil est brutal. A la mesure de la violence qui embrase les régions minières du pays, et des sit-in et blocages qui continuent d’étouffer de nombreuses entreprises économiques du nord au sud et d’est en ouest. Certes, on peut comprendre l’amertume et les privations endurées pendant des décennies par les populations des régions défavorisées. Mais celles-ci doivent comprendre aussi que les choses ne changent pas à coups de baguette magique, qu’on ne crée pas des emplois en incendiant les locaux de la Compagnie des phosphates de Gafsa, qu’on ne résout pas les problèmes des chômeurs en empêchant ceux qui ont un emploi de travailler, que  répondre positivement à toutes les revendications en même temps relève du domaine de l’impossible.
Ben Ali a régné en dictateur pendant 23 ans. Dix mois après sa fuite, il continue de menacer notre marche vers la démocratie. Il n’a pas de milices armées pour nous barrer la route, mais la menace nous vient de son héritage très lourd à porter. Il est le principal responsable des deux dérives qui mettent en péril le projet de société saine et démocratique qu’on aimerait léguer à nos enfants. La dérive provoquée aujourd’hui par le fanatisme religieux est le résultat direct du traitement extrêmement sécuritaire et excessivement répressif du courant islamiste au début des années 1990. Si, comme il était question à la fin des années 1980, il avait intégré la composante modérée de ce courant dans le processus politique, peut-être aurions-nous évité les affres de la dictature policière d’hier et du fanatisme religieux d’aujourd’hui.
Quant à la dérive économique, les choses sont plus claires encore. Elle est le résultat de choix très mal inspirés qui ont accentué gravement la marginalisation de vastes régions à l’intérieur du pays, mais aussi et surtout le résultat de l’instauration d’un système de corruption généralisée qui a rendu possible le pillage d’une bonne partie des richesses du pays et son partage entre les membres de «la famille».
C’est à cette double dérive que les élus du peuple sont appelés à faire face de toute urgence. Toute défaillance, tout échec risquent de transformer la double dérive en un double naufrage: culturel et économique. La Tunisie qui a suscité l’admiration du monde par sa révolution propre ne mérite certainement pas d’être engloutie dans les eaux troubles du fanatisme religieux et du désordre économique.

La Presse, 27/11/2011

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