Vers la fin du IIe siècle de l’hégire, le champ théorique est entièrement occupé par, notamment, une théologie où l’on débat de l’unité de Dieu, de ses attributs, du sens qu’il faut donner aux noms et aux descriptions qui en sont attestés par le Coran, de la liberté humaine, de la foi, du péché et du salut, du pouvoir et de sa légitimité, et même de la nature des corps. En somme, une théologie, une morale et une physique, pour reprendre une nomenclature usuelle en philosophie.
Quel espace reste-t-il à cette dernière ? Elle va pourtant s’y faire une place, non sans paradoxe puisqu’elle est importée dans la société islamique, venue d’un monde étranger et païen – ce qui explique que cette place lui sera toujours contestée. Pour imaginer cette situation, on peut se représenter par contraste celle de la spéculation chrétienne à ses débuts, née et formée en relation avec des écoles philosophiques actives et installées dans le contexte social, politique et spirituel de l’Empire romain.
De ce fait, la théologie chrétienne a eu d’emblée une tonalité philosophique, fût-elle polémique. Inversement, le problème originel de la philosophie en islam a été de se situer par rapport à la Révélation en termes peut-on dire de périhélie et d’aphélie : autrement dit, d’être marquée du caractère de la croyance ou de celui de l’infidélité.
1. Les débuts de la philosophie arabo-islamique
Évoquant les « sages des Arabes » d’avant l’islam, le théologien et historien des doctrines Abu l-Fath al-Sahrastani (VIe s. hég./XIIe s. apr. J.-C.) les présente comme « un groupe peu important dont les maximes consistent en saillies du caractère et en coups de génie ». Sans préciser davantage ce qu’il pouvait considérer comme leurs productions, il les rattache ainsi à l’ensemble des littératures aphoristiques qui foisonnaient dans l’Orient antique : sagesse donc plutôt que philosophie au sens technique du mot – sens restreint sans doute mais historiquement pertinent. Cependant, les régions conquises par les Arabes aux dépens des empires byzantin et sassanide au cours du Ier siècle de l’hégire étaient hellénisées, la philosophie et la sagesse grecques y étaient connues, des traductions d’ouvrages grecs en syriaque y existaient dès les Ve et VIe siècles de l’ère chrétienne : ainsi Sergius de Res‘ayna (mort en 536) avait traduit en cette langue des ouvrages de médecine et des traités de logique d’Aristote ; Paul le Perse avait composé un Traité sur l’Å“uvre logique d’Aristote le philosophe dont on ne sait s’il a été écrit directement en syriaque ou d’abord en pehlevi ; ce traité était dédié au roi de Perse Chosroès Ier (531-578). Il faut tenir compte aussi des livres restés en langue grecque et qui étaient conservés dans divers centres du Proche-Orient et de l’Égypte : toute une littérature spécialisée était ainsi disponible et attendait en quelque sorte que de nouveaux lecteurs viennent à leur tour s’y intéresser.
Or l’histoire de l’islam à ses débuts ne se réduit pas à des succès militaires. Le contenu de la religion nouvellement révélée était plus riche et structuré que les traditions sapientiales évoquées par Sahrastani, il avait suscité et entretenait une dynamique spirituelle dont la fécondité doctrinale était considérable. Au texte du « Livre indubitable » que Dieu avait fait descendre sur Muhammad s’ajoutaient les dits du Prophète et les relations de ses faits et gestes. Cet ensemble fournissait une abondante référence aux croyants soucieux de pratiquer scrupuleusement leur religion : ainsi se construisaient une dogmatique et une éthique. Événements et rivalités politiques, attitudes et conduites des califes posèrent rapidement la question de la foi et des Å“uvres, celle du péché et de la liberté ou non des actes humains. Ce dernier problème fut l’un des plus anciens et des plus décisifs pour la constitution d’une théologie musulmane. Dans le siècle qui suivit la mort du Prophète (11/632) se constitua toute une problématique et s’affirmèrent des positions doctrinales qui allaient donner sa forme essentielle à la spéculation théologique en islam et aussi à la théorie juridique. Si l’on prend comme point de repère commode la date du remplacement de la dynastie omeyyade par celle des Abbassides (132/749), on constate qu’elle coïncide à peu près avec celle de la mort des plus importants parmi les premiers théologiens : Gahm b. Safwan (mort en 128/745), Wasil b. Ata’ (mort en 131/748). Au long du siècle qui suivit s’échelonnent les fondateurs des quatre grandes écoles juridiques : Abu Hanifa (mort en 150/767), Malik b. Anas (mort en 179/795), Safi‘i (mort en 205/820), Ibn Hanbal (mort en 241/855).
La philosophie est donc apparue dans le monde arabo-islamique postérieurement aux premières élaborations religieuses, mais pas très longtemps après elles. Un mouvement culturel décisif l’avait préparée et l’accompagnera pendant au moins un siècle : il s’agit de la vaste entreprise de traductions, qui aboutit à constituer, à partir d’ouvrages écrits en diverses langues – sanscrit, persan, grec surtout – une bibliothèque scientifique et philosophique accessible aux lecteurs du syriaque et de l’arabe. L’histoire précise de ce mouvement est loin d’être entièrement claire et les débuts en particulier ne s’en laissent pas saisir aussi précisément qu’on le souhaiterait. Il nous suffit de savoir qu’à la fin du Ier/VIIe siècle la langue arabe devint la langue officielle de l’empire musulman par décision du calife omeyyade ‘Abd al-Malik, substituée ainsi au persan et au grec dans l’usage institutionnel ; que les premiers ouvrages traduits furent des traités scientifiques, de médecine et d’astrologie en particulier ; que le travail des traducteurs commença sous les Omayyades, donc avant le milieu du IIe/VIIIe siècle, mais fut surtout suscité et soutenu par le pouvoir après l’installation de la dynastie abbasside : citons en particulier les califes al-Mansur (137-158/754-775), Harun al-Rasid (170-193/786-809), al-Ma’mun (198-218/813-833). Les premiers traducteurs d’Å“uvres grecques, ceux dont le travail est le plus directement important pour l’histoire de la philosophie, transposaient en syriaque et/ou en arabe les ouvrages écrits en grec ; par la suite, la connaissance de cette langue s’éteignit et les traductions en arabe se firent souvent à partir des traductions syriaques. Il serait peu utile d’énumérer les principaux traducteurs qui travaillèrent pendant environ deux siècles, de la fin du IIe/VIIIe à celle du IVe/Xe ; il est plus intéressant de noter que beaucoup d’entre eux ne se spécialisèrent pas dans un seul domaine : ainsi Hunayn b. Ishaq (IIIe/IXe s.) s’occupa de philosophie et de médecine ; Qusta b. Luqa (IVe/Xe s.) de philosophie et de mathématiques.
L’un des plus anciens prosateurs en arabe, Ibn Muqaffa‘ (mort en 140/757), traduisit non seulement des ouvrages écrits en pehlevi (dont le célèbre Kalila et Dimna), mais aussi plusieurs traités de logique d’Aristote et constitua un premier état du lexique arabe de cette discipline. On possédait déjà des traductions syriaques de diverses parties de l’Organon, des traductions arabes s’y ajoutèrent, chaque traité étant traduit à plusieurs reprises. L’Å“uvre entière d’Aristote, sauf la Politique, mais avec de nombreux apocryphes, fut ainsi traduite, de même qu’un bon nombre d’ouvrages de ses commentateurs grecs. Platon le fut aussi ; on en a des marques évidentes, mais on ne peut dire exactement dans quelle mesure. Parmi les apocryphes aristotéliciens, il faut citer deux livres qui relèvent en fait du néo-platonisme : la Théologie d’Aristote, composée de textes tirés des Ennéades IV-VI de Plotin ajustés entre eux et commentés par Porphyre sans doute ; le Livre du Bien pur constitué au IIIe/IXe siècle par un auteur inconnu à partir des Éléments de théologie de Proclus principalement. On pourrait citer encore beaucoup d’ouvrages philosophiques grecs qui furent traduits en arabe ; certaines de ces traductions nous sont parvenues, d’autres sont attestées sans qu’il nous en reste rien ; d’autres encore nous sont connues par des extraits, des citations, ou parce que tel auteur les utilise sans toujours les nommer : il reste beaucoup de travail à faire pour avoir une idée complète et précise de cet ensemble. Il suffit d’avoir noté que les philosophes d’expression arabe eurent accès à beaucoup d’Å“uvres de nombreux philosophes grecs, sans que cela nous autorise, bien entendu, à les considérer comme de simples épigones.
2. Kindi et ses successeurs
Le premier de ces philosophes, arabe lui-même et de noble lignée comme cela est mentionné traditionnellement, est Abu Yusuf Ya‘qub b. Ishaq al-Kindi, né vers la fin du IIe/VIIIe siècle et mort après 256/870. Son Å“uvre abondante tant en philosophie qu’en sciences ne nous est parvenue que très partiellement, pour un cinquième environ des deux cents titres et plus que mettent sous son nom les biobibliographes. Son activité scientifique couvre tout le champ du savoir, des mathématiques à l’astrologie, et touche même à plusieurs techniques. Nombre d’indices, biographiques et internes à son Å“uvre, conduisent à penser que dans les dissensions religieuses de son époque il avait épousé les thèses mu‘tazilites les plus proches de la philosophie. Contemporain du grand mouvement de traduction en sa phase la plus productive, il y prit part lui-même en groupant autour de lui les traducteurs de plusieurs ouvrages néo-platoniciens (c’est pour lui qu’Ibn Na‘ima traduisit l’apocryphe Théologie d’Aristote). Souvent, il se réfère explicitement à des auteurs grecs : il donne son Épître sur l’âme pour « un résumé d’Aristote, de Platon et des autres philosophes » ; il écrit tout un traité sur les livres d’Aristote, leur classification et leur contenu (il n’y cite pas la Théologie). Ce même traité contient une sorte de discours de la méthode, qui fait des mathématiques et de la logique la propédeutique à la philosophie. La place de celle-ci dans le champ théorique, historique et spirituel est nettement précisée dans le chapitre I de son Livre de la philosophie première (Kitab al-falsafat al-ula), dont il ne nous reste que la première partie, composée de quatre chapitres. Combinant des définitions transmises par les philosophes grecs d’Alexandrie, il la présente comme « le plus haut et le plus noble des arts humains, science des choses en leur vérité autant que l’homme en est capable » ; le but du philosophe est de connaître le vrai et d’agir selon le vrai. Deux des mots caractéristiques employés ici sont falsafa et faylasuf, et la simple transposition d’une langue à l’autre rend la référence au grec immédiatement évidente. Elle est présente aussi dans la suite, où Kindi rend hommage à ses prédécesseurs, évoque l’accumulation séculaire des acquis philosophiques, expose au long son projet de mener à l’achèvement, « selon l’usage de la langue et la coutume du temps », ce qu’ont élaboré avant lui « des gens qui parlaient un autre langage […], des peuples lointains et des nations étrangères » : ces pages reprennent, et parfois à la lettre, divers passages d’Aristote, notamment du livre a de la Métaphysique. On trouve encore dans ce premier chapitre une critique violente de prétendus savants en matière religieuse, mais qui sont en fait étrangers à la religion comme ils le sont au vrai : car, précise Kindi, « la science des choses en leurs vérités » (c’est-à -dire la philosophie) est d’une part la science de l’unité et de la souveraineté divines, d’autre part la science de la vertu : cela même qu’ont apporté les prophètes. Ainsi, dès le début de cette Å“uvre essentielle est scellé l’accord entre la philosophie et la religion ; en écho pour ainsi dire, le chapitre IV (ici s’arrête pour nous cet ouvrage) se conclut par un assez long développement philosophique sur la création, analysée comme une donation aux choses de l’unité émanée de « l’Un vrai et premier » auquel on ne peut attribuer aucune des catégories et notions philosophiques, comme il a été établi au long de ce chapitre. Ce dernier point exprime, dans un vocabulaire néo-platonicien, un thème essentiel au kalam mu‘tazilite, parfaitement net ici, comme l’est à la dernière ligne l’allusion aux « attributs que Lui prêtent les mécréants ».
Chacun des deux passages qu’on vient de résumer formule donc et réalise à sa manière une jonction entre la théologie islamique et la philosophie grecque ; les cadres et concepts de cette dernière sont bien visibles dans tout le texte qui nous est parvenu. Cela ne se résout pas en une inféodation de Kindi à Aristote, car la démonstration de la finitude du corps du monde (chap. II) est étendue à son extension temporelle. Du corps, du mouvement et du temps aucun ne précède l’autre, ce qu’admet évidemment Aristote, mais tous trois sont finis, ils tirent leur origine d’un mode spécial de génération qui est, comme Kindi le dit ailleurs, la « constitution en être », la création. En un autre endroit encore (Épître sur l’Agent vrai), il définit la création comme la « première action véritable », « l’existentiation des existants hors de l’inexistance ». Très remarquable est le fait que l’épître déjà citée sur les livres d’Aristote contient un commentaire philosophique, en des termes rigoureusement techniques, d’une suite de versets coraniques qui évoquent la création (sourate 36, Ya’ Sin, 78-82). L’Épître sur l’Agent vrai expose les grandes lignes d’une cosmologie et d’une ontologie qui, grecques dans leur formulation, ne le sont plus dans leur teneur essentielle puisque la création y est posée au principe. Moins radicalement mais de façon analogue, l’Épître sur la prosternation du corps le plus lointain (Risala fi l-ibana ‘an sugud al-girm al-aqsa) commente la formule coranique selon laquelle « l’étoile se prosterne » devant Dieu (s. 55, Al-Rahman, 6) en mettant en jeu la philologie arabe et l’astronomie grecque. Un témoignage plus caché mais non moins net de l’attitude complexe de Kindi à l’égard de la philosophie grecque se trouve dans son Épître sur l’intellect (Risala fi l-‘aql), où est décrite très sobrement une hiérarchie noétique dominée par un « intellect premier » qui n’est pas Dieu comme chez Aristote ; ici, les références (implicites) vont à la philosophie néo-platonicienne (Porphyre, la Théologie d’Aristote, Jean Philopon) ; de même, la dialectique de l’un et du multiple qui se lit au chapitre III de la Philosophie première procède du livre II de la Théologie platonicienne de Proclus, qui lui non plus n’est pas cité.
Dans ces divers exemples, on peut voir des corollaires diversement inférés du postulat exprimé au début de la Philosophie première : philosophes et prophètes enseignent les mêmes choses ; à moins que réciproquement on n’y voie les éléments d’une induction qui fonderait ce principe. Quoi qu’il en soit, la position de Kindi à ce propos est claire en son principe du moins ; il l’explique, d’un point de vue épistémologique, en somme, dans l’Épître sur le nombre des livres d’Aristote (Risala fi kammiyya kutub Aristu) : il est deux types de science, la science humaine et la science divine ; la première est acquise au prix de longs efforts selon ce processus que décrit, elle aussi, la Philosophie première ; la science divine est communiquée d’un seul coup par Dieu à ses prophètes et exprime avec concision ce qu’un philosophe ne peut formuler que par des développements complexes : ainsi procède Kindi, comme on l’a dit déjà , en commentant en plusieurs pages ce que le Coran dit en quelques versets.
L’influence de Kindi s’est étendue assez précisément à deux ou trois générations de philosophes. Citons, outre Ahmad b. al-Tayyib al-Sarahsi, mort en 286/899, philosophe et mathématicien et que nous aurons à citer plus loin, Abu Zayd Ahmad b. Sahl al-Balhi, né vers 236/850 et mort en 323/934, mal connu mais qui semble avoir eu un savoir étendu et un intérêt particulier pour les sciences naturelles, la médecine, la géographie ; son élève Abu l-Hasan Muhammad b. Yusuf al-‘Amiri, mort âgé en 381/991, qui commenta Aristote et dont on connaît des ouvrages qui témoignent d’un intérêt pour la religion et la morale philosophique : ainsi son Kitab al-amad ‘ala l-abad (titre qu’on traduirait assez exactement par « De l’eschatologie »), dont les premiers chapitres évoquent plusieurs philosophes grecs (Empédocle, Pythagore, Socrate, Platon, Aristote), les plus anciens ayant eu communication d’une sagesse dont avaient bénéficié des inspirés (Luqman) et des prophètes (David, Salomon). ‘Amiri fut aussi le maître d’Abu l-Farag b. Hindu (mort en 420/1029), auteur des Propos spirituels inclus dans les aphorismes grecs (Al-kalim al-ruhaniyya fi l-hikam al-yunaniyya) : ainsi se dessine un mouvement culturel sur lequel il faudra revenir.
Avec un philosophe de sa lignée comme ‘Amiri, Kindi occupe une place bien déterminée sur l’échiquier de la philosophie islamique : celle où l’on s’efforce d’unir à la religion révélée par le Coran une part au moins de la tradition grecque. Un contemporain de Balhi (il meurt à peu près en même temps que lui) se tient à l’autre extrémité : c’est Abu Bakr Muhammad b. Zakariya’ al-Razi (251/865-313/925), esprit encyclopédique lui aussi, mais surtout connu comme philosophe et comme médecin (son grand ouvrage médical, Al-gami‘, fut même traduit en latin au Moyen Âge sous le titre, littéralement fidèle, de Continens, et étudié pendant plusieurs siècles). D’autre part, il se réclame lui aussi de plusieurs philosophes grecs ou en recueille la tradition ; sa pensée est l’une des plus fortes de cette période mais pour sa hardiesse même elle a été occultée. Son traité sur La Vie philosophique (Kitab al-sirat al-falsafiyya) commence par une brillante évocation de Socrate, qui aurait vécu d’abord en ascète – et la conduite que Razi lui prête correspond à une part de celle des philosophes cyniques -, puis serait passé à une vie de mesure et de frugalité qui est celle du vrai philosophe – ce que précisément prétend être Razi, qui invoque son mode de vie pour revendiquer ce nom. En bref, l’ouvrage s’achève par une reprise de la définition platonicienne de la philosophie : « s’assimiler à Dieu autant qu’un homme le peut » – Dieu qui est appelé à la dernière ligne de cet ouvrage le « Donateur de l’intellect ». C’est également de Platon, mais aussi de Galien, que s’inspire Razi dans sa Médecine spirituelle (Kitab al-tibb al-ruhani). Dans son Traité de métaphysique (Maqala fima ba‘d al-tabi‘a cite un nombre relativement élevé de philosophes grecs : Jean Philopon, Porphyre, Empédocle, Proclus…, certains d’après Galien, lui-même très présent dans cette Å“uvre. Cependant, Razi ne se place pas dans le courant philosophique classique : atomiste quant à sa conception de la matière, il énumère d’autre part, au témoignage de Biruni, cinq principes éternels qui sont Dieu, l’âme, la matière, l’espace, le temps. Par cette doctrine, il est fort éloigné de ses prédécesseurs musulmans, et il l’est tout autant par sa négation de la prophétie (point sur lequel il avait été précédé par Sarahsi qui, peu fidèle en cela à la pensée de son maître Kindi, considérait les prophètes comme des charlatans) : Dieu, qui donne à chaque homme l’intellect, n’a pas besoin d’en élire certains pour enseigner la vérité aux autres, et même si on ne la trouve pas, du moment qu’on la cherche on se règle déjà sur elle. Le traité où Razi exposait ces vues ne nous est connu que par les citations qu’en fait pour le réfuter son compatriote et contemporain Abu Hatim al-Razi dans ses Sommets de la prophétie (A‘lam al-nubuwwa) ; de même, comme on l’a dit, sa doctrine des cinq principes nous est parvenue indirectement. De son Å“uvre abondante il nous reste peu de chose du fait de sa discordance foncière avec le milieu où elle est apparue, de l’opposition et de la censure qui l’ont étouffée.
3. Farabi
La mort de Kindi coïncide, ou peu s’en faut, avec la naissance de celui qui inaugure vraiment la lignée classique des grands ealasifa : c’est Abu Nasr Muhammad b. Muhammad b. Tarahan b. Usalug al-Farabi, mort, selon l’avis le plus courant, en 339/950. On remarque avant tout chez lui un puissant intérêt pour la logique, à laquelle il a consacré un bon nombre d’ouvrages (commentaires et paraphrases des traités aristotéliciens, monographies). On peut dire qu’il est le premier philosophe de l’islam à y avoir consacré un tel effort (on n’a conservé aucun des ouvrages de Kindi sur cette discipline, mais la liste de ses livres ne contient sous cette rubrique que peu de titres et ne paraît pas témoigner d’une enquête très étendue). Très informé des ouvrages d’Aristote, il en fait un libre usage en rapport avec les conditions réelles, hic et nunc, du travail théorique, ce qui constitue une méthode caractéristique de la démarche propre à Farabi et de l’esprit de la philosophie islamique en général. Ainsi le cinquième environ de son traité sur Les Termes utilisés en logique (Kitab al-alfaz al-musta‘mala fi l-mantiq), où il s’inspire des deux premiers traités de l’Organon, est consacré aux particules de la langue arabe. De même, son Livre des lettres (Kitab al-huruf), où l’on peut voir un ensemble de considérations autour de la Métaphysique d’Aristote, contient des analyses détaillées sur le vocabulaire de l’être et notamment sur la copule dont l’expression en grec (comme la comporte du moins la formulation canonique des logiciens) n’a pas de parallèle exact dans la syntaxe arabe. Cet intérêt pour le langage est solidaire d’un effort pour considérer selon un schéma général ce qu’on pourrait appeler la sociologie culturelle : le même Livre contient des développements sur l’origine de la langue dans une nation quelconque, sur l’apparition des techniques et des arts du raisonnement, sur la relation entre la religion et la philosophie. Cette partie se trouve au centre de l’ouvrage, intercalée entre un lexique commenté des termes principaux de la logique et de la philosophie et un examen des particules interrogatives et de leur usage dans les différentes disciplines. Son Énumération des sciences (Ihsa’ al-‘ulum) présente successivement la science du langage, la logique, les mathématiques, la physique, la métaphysique, la politique, le fiqh et le kalam. Un noyau relevant des classifications aristotélicienne et alexandrine des sciences est ainsi inclus entre des sciences traditionnelles en islam, le cas des deux dernières étant d’ailleurs particulier : si le fiqh est présenté comme une doctrine positive du droit, l’attitude de Farabi à l’égard du kalam, d’une théologie donc qui n’est pas philosophique, est trop purement informative pour n’être pas réservée. Du moins y décrit-il un état des choses en la matière, de même que les détails qu’il donne sur les mathématiques, notamment, expriment à leur manière le progrès de ces sciences après la période hellénistique sans bien en saisir encore le sens épistémologique.
Farabi vécut à une époque où le démembrement de l’empire musulman commençait à se précipiter, à l’Ouest comme à l’Est ; on ne peut faire abstraction de cela quand on considère sa philosophie politique et morale, élément capital de sa pensée – le principal même selon certains. Elle consiste essentiellement en une réflexion sur la cité idéale, dans une manière minutieuse et abstraite qui rappelle celle de Platon, et combine une utilisation des sources grecques dans l’esprit qu’on a dit plus haut, une noétique dans la ligne d’Aristote et de ses commentateurs, et une conception de la religion qui intègre ces deux éléments. Farabi s’est efforcé de démontrer l’accord de ses sources grecques dans le traité intitulé précisément L’Accord entre les vues des deux sages (Kitab al-gam‘ bayna ra’yi l-hakimayn). Outre un compendium des Lois, Farabi est l’auteur d’un ensemble de trois traités : L’Obtention du bonheur (Tahsil al-sa‘ada), La Philosophie de Platon, La Philosophie d’Aristote. Disons très sommairement que Farabi marque la connexion entre le terme de la morale, qui est la perfection que l’homme atteint par la connaissance intellectuelle, et ses conditions sociales et politiques. Le philosophe, dirigeant de la cité, promulgue la religion ; celle-ci a pour rôle de présenter à l’imagination des hommes ce dont la philosophie obtient un savoir démonstratif : ainsi la philosophie est antérieure dans le temps à la religion, qui l’imite ; et c’est dans la science politique que culminent les activités des vertus théorétiques. Ces conceptions, qui s’associent à une doctrine métaphysique complète, sont exprimées dans plusieurs traités, dont le plus développé s’intitule Les Vues des habitants de la meilleure cité (Kitab ara’ ahl al-madinat al-fadila). On y lit notamment que l’être de tous les existants a pour cause l’Existant premier, unique et un, qui a plusieurs attributs du Dieu coranique mais qui en outre est un intellect ; à ce caractère aristotélicien est joint cet autre : d’être le moteur des cieux. À partir de lui se déroule par émanation (fayd) de son être la procession (sudur) des « existants seconds » qui sont les intellects des cieux et leurs corps ; la description qu’en donne Farabi sera reprise et précisée par Ibn Sina. D’une façon analogue, l’âme humaine, le corps humain, l’intellect présentent chacun à sa façon une structure hiérarchique : tel est le schème qui règle tout cet ouvrage. La cité elle aussi a un dirigeant (ra’is) unique ; dans le cas de la cité la meilleure, les intelligibles émanés sur son intellect à partir de Dieu par la médiation de l’Intellect agent (celui de la dernière sphère céleste) se répandent d’une certaine manière sur sa puissance imaginante. Il est ainsi sage, philosophe, doué de l’intelligence des situations concrètes, et prophète, capable d’enseigner aux hommes les actions par lesquelles on parvient au bonheur, c’est-à -dire apte à développer les représentations religieuses. On retrouve ainsi la conception farabienne des rapports entre la philosophie et la religion et l’antériorité de celle-là par rapport à celle-ci.
Kindi postulait un accord de fond entre la philosophie et la prophétie à l’avantage de cette dernière, qui consiste en une révélation divine ; pour Farabi aussi, il y a entre elles un accord, mais les termes en sont tout différents, puisque le chef de la cité traduit en images, en tant que prophète, les savoirs rationnels que, comme philosophe, il reçoit de l’Intellect agent ; la meilleure expression de la vérité est donc philosophique. Mais le siècle qui suit la mort de Farabi, période qui dans l’histoire du califat abbasside est celle où les sultans de la dynastie si‘ite des Bouyides sont les vrais dépositaires du pouvoir, est aussi le moment où se développe un mouvement doctrinal qui à sa façon affirme à nouveau l’accord de la philosophie avec la prophétie et la prévalence de cette dernière ; cet accord a pour moyen terme la notion de « sagesse ». On peut en noter quelques prodromes dans la période précédente : Hunayn, le traducteur, est l’auteur d’un recueil d’aphorismes intitulé Les Joyaux des philosophes et des sages (Nawadir al-falasifa wa-l-hukama’), et dont on ne connaît que des extraits ; la définition classique de la philosophie comme étant l’amour de la sagesse était bien connue, de Kindi notamment ; Abu Hatim al-Razi distingue parmi les philosophes ceux qu’il appelle les « philosophes sages ». À l’époque qu’on a dite, plusieurs auteurs, moins géniaux que Kindi, Abu Bakr, Razi et Farabi mais importants à leur manière, suivent cette voie jusqu’au bout. Parmi tous ceux qu’on pourrait énumérer, nous n’en retiendrons que deux, et seulement sous ce point de vue dont ils sont sans doute les représentants les plus significatifs. Le premier est Abu ‘Ali Ahmad b. Muhammad Miskawayh (mort en 421/1030), pour un livre intitulé La Sagesse éternelle (Al-hikmat al-halida) et qu’il donne comme la reprise d’un ancien ouvrage persan. Il y rapporte des propos et des doctrines de sages perses, indiens, arabes, grecs, et de quelques « philosophes de l’islam ». Or la sagesse exprimée entre ces larges limites temporelles et spatiales est homogène et toute proche de la révélation coranique dans ses thèmes et même dans certaines de ses formulations. Le second est Abu l-Wafa’ al-Mubassir b. Fatik, né vers le moment de la mort de Miskawayh. Il a composé un recueil d’Aphorismes choisis (Kitab muhtar al-hikam) sur le même principe, bien que le contenu doxographique, ou tenu pour tel, en soit pour une part sensiblement différent de celui du livre de Miskawayh ; sa préface, très subtilement construite, énonce clairement la parenté intime qui unit la philosophie à la sagesse, c’est-à -dire à la prophétie. Ces deux auteurs, comme bien d’autres de la même époque, marquent un retour aux traditions sapientiales de l’Orient et de la Grèce, et donc à des époques où, selon des exemples tirés de ‘Amiri, Empédocle et Pythagore fréquentaient le sage Luqman et Salomon. Ces cautions prophétiques, ces remontées à des antiquités lointaines ouvertes aux révélations donnent évidemment à la philosophie une caution propre à lui garantir dans la culture islamique cette place que Kindi cherchait déjà à lui assurer. Mais ici une différence éclate aussitôt : Kindi a une conception historique, tandis que le retour à une « sagesse éternelle » achète les droits de la philosophie au prix de son progrès et de son renouvellement ; il marque une pause dans sa créativité entre Farabi et ses successeurs dans la voie de la falsafa.
4. D’Ibn Sina à Ibn Rusd
Le premier d’entre eux est Abu ‘Ali al-Husayn Ibn Sina, l’Avicenne des Latins chez lesquels il exerça à partir du XIIe siècle une influence considérable. Né en 370/980, mort en 429/1037, Ibn Sina mena une vie agitée entre plusieurs cours princières du nord-est et du nord de l’Iran, fort d’un savoir encyclopédique très tôt acquis et connu surtout comme médecin : il est l’auteur d’un Canon de médecine traduit en latin et étudié pendant plusieurs siècles. Son Å“uvre philosophique est abondante, les thèmes et les genres en sont variés : de la logique à la mystique, sous forme de commentaires, de gloses, d’opuscules et de récits mythiques retraçant les aventures de l’âme. Surtout, il composa plusieurs encyclopédies plus ou moins détaillées dont les principales sont le Sifa’ (La Guérison), la Nagat (Le Salut), les Isarat (Les Instructions), et en persan le Danis-Nama (Livre de science). Dans ce dernier type d’ouvrages, il prend pour appui et fil conducteur le corpus aristotélicien réparti en trois sciences principales : logique, physique, métaphysique, auxquelles le Sifa’, la Nagat et le Danis-Nama ajoutent les mathématiques ; l’ordre interne de ces quatre encyclopédies diffère de l’une à l’autre. Son texte n’a pas la forme d’un commentaire mais d’un libre exposé qui se développe à partir d’Aristote sans s’y asservir, s’en éloignant parfois beaucoup pour développer des vues originales. C’est ainsi que la logique intègre en une synthèse forte la logique des classes et celle des énoncés. Sa philosophie proprement dite reprend pour une part des éléments doctrinaux élaborés par Farabi, quitte à les préciser : ainsi pour le schème de l’émanation et pour la noétique. Comme chez Farabi, les êtres célestes procèdent par voie intellectuelle à partir d’un Être premier, mais Ibn Sina attribue explicitement une âme à chacun des cieux, d’une façon plus nette donc que ne l’avait fait Farabi. De même, il conserve comme celui-ci un tableau hiérarchique des intellects dérivé en dernière instance des commentateurs grecs d’Aristote, mais il y inclut un « intellect saint » qui est à la fois usage aisé des intelligibles de l’intellect acquis et ouverture aux révélations religieuses. Comme chez Farabi, l’Intellect agent communique les formes intelligibles aux âmes humaines et aussi les formes physiques aux matières, moyennant, dans les deux cas, une certaine « préparation » : c’est la doctrine du « Donateur des formes ». Parmi ses doctrines originales, retenons deux points essentiels de sa métaphysique. D’une part, la division de l’être en nécessaire par soi et contingent par soi : tout ce dont nous avons la perception existe, certes, mais pourrait aussi bien ne pas exister et entre donc dans la seconde catégorie de l’être. Cela dit, il est impossible qu’il n’existe que des êtres contingents ; l’ensemble qu’ils constituent, y compris les êtres célestes, doit donc se rattacher à un Être qui soit nécessaire par son essence et dont réciproquement l’essence soit uniquement son existence. C’est de lui que procède l’Univers entier ; cette procession est nécessaire, de sorte que tout ce qui n’est pas l’Être nécessaire par soi existe nécessairement, mais « par un autre » : dès le premier Intellect émané, tout a ce statut d’être nécessaire par un autre et contingent par soi. Selon le schéma farabien développé, l’Être nécessaire par soi amène à l’existence le premier Intellect, qui est un (« de l’un ne procède que l’un »), mais dont la pensée se porte sur trois objets : sur l’Être nécessaire par soi, sur soi-même comme nécessairement existant par lui, sur soi-même comme contingent par soi. De la première de ces intellections procède un second Intellect ; de la seconde, l’âme du premier Intellect, et de la troisième son corps (sa sphère). Le processus continue ainsi jusqu’à l’Intellect agent, qui n’est suivi que du monde sublunaire. Toute cette émanation est éternelle, conformément à une doctrine aristotélicienne que refusait Kindi. Il faut citer d’autre part la doctrine avicennienne de l’essence, que retiendront chacun à sa façon plusieurs des grands théologiens latins à partir du XIIIe siècle. Ibn Sina l’aborde d’au moins deux manières, dont l’une part de la définition de l’universel telle que la pose la logique : « ce dont la représentation prise en elle-même n’exclut pas qu’il soit attribué à plusieurs sujets », alors que, symétriquement, le particulier l’exclut. Mais il ne faut pas confondre l’universel en tant que tel et l’universel en tant que « chose » à laquelle est rattachée l’universalité : ainsi l’universel « cheval » s’attribue certes à tous les chevaux mais contient un « signifié » qui n’est pas celui de l’universalité comme telle ; c’est la « chevalinité », qui n’est pas l’universalité et ne l’inclut pas (sinon on ne pourrait attribuer la chevalinité à un cheval particulier). Donc la chevalinité en elle-même n’est que chevalinité, ni une ni plurale, n’existant ni dans les choses concrètes où elle est particularisée, ni dans l’esprit où elle est universelle, mais pouvant recevoir selon les cas l’une ou l’autre de ces déterminations existentielles. Elle ne peut que participer de l’un de ces modes d’existence, le physique ou le mental, mais comme telle, comme « chevalinité tout court », elle n’existe pas (ce n’est pas une Idée platonicienne), alors que les modes d’existence s’y rattachent selon leurs « conditions ». Cette doctrine difficile, et qu’Ibn Sina distingue explicitement de toute autre qui l’ait précédée, est sans doute le témoignage le plus notable de son génie métaphysique.
Ainsi s’était constituée la falsafa classique. C’est cette tradition que recueillit l’occident du monde musulman, avec notamment Abu Bakr Muhammad b. al-Sayig Ibn Bagga, né à Saragosse à la fin du Ve/XIe siècle, mort à Fès en 533/1138 ; Abu Bakr Muhammad b. ‘Abd al-Malik Ibn Tufayl, né à Cadix, mort très âgé à Marrakech en 581/1185 ; et surtout Abu l-Walid Muhammad b. Ahmad Ibn Rusd, l’Averroès des Latins chez qui son Å“uvre fut aussi influente que celle d’Ibn Sina. Né en 520/1126 à Cordoue, il fut juriste comme le furent son grand-père, son père et son fils, auteur de traités en cette matière, ainsi que médecin. Ses Généralités concernant la médecine (Kulliyyat fi l-tibb) furent une de ses toutes premières Å“uvres ; mais ce fut surtout un philosophe. Chargé par le sultan almohade Abu Ya‘qub Yusuf d’éclaircir les obscurités d’Aristote, il traite la totalité de son corpus (sauf la Politique, qui lui manquait ; mais il écrit un commentaire de la République de Platon). Ses méthodes d’écriture sont diverses ; les plus connues sont des commentaires de genres variés (moins faciles d’ailleurs à distinguer qu’on ne l’a cru longtemps), mais il rédige aussi sur des points particuliers un grand nombre de questions, abrégés, épîtres, etc., et enfin des ouvrages personnels. Son principe est donc de retourner à Aristote par-delà les philosophes arabes et grecs qui avaient introduit dans sa philosophie des éléments plus ou moins platoniciens. Par exemple, Gazali ayant attaqué la philosophie dans un livre intitulé L’Écroulement des philosophes (Tahafut al-falasifa), Ibn Rusd lui répond dans son Écroulement de l’écroulement (Tahafut al-tahafut), en marquant également dans ce livre sa distance avec les conceptions de Farabi et d’Ibn Sina. La philosophie d’Ibn Rusd se constitue dans cette démarche d’intention exégétique ; nous en retiendrons trois expressions. En premier lieu il s’oppose à la cosmologie d’Ibn Sina, fondée sur la distinction du nécessaire et du possible, et l’axiome selon lequel « de l’un ne procède que l’un » : aucun ancien ne l’a énoncé et, de toute façon, il ne saurait valoir dans le cas de l’Un premier qui est dégagé de la matière et dont la causalité est celle de la fin et de la forme. Le système du monde ne doit pas être conçu comme une procession, fût-elle éternelle, d’Intellect en Intellect ; c’est une structure sans moments constitutifs, organisée selon une fin commune et en cela comparable à une cité. De même, Ibn Rusd se sépare d’Ibn Sina sur un point essentiel de la noétique : pour ce dernier, l’Intellect agent, unique, répandait les intelligibles sur les âmes individuelles et plus précisément sur leurs intellects patients ; l’âme, qui n’est pas liée essentiellement à la matière, survit à sa séparation d’avec le corps en conservant son savoir et les caractères acquis durant la vie terrestre ; ainsi s’ouvre la perspective d’une immortalité personnelle. Il n’en va pas ainsi pour Ibn Rusd. L’examen des textes d’Aristote et la critique des interprétations qui en ont été faites le conduisent à poser un double intellect de l’espèce humaine entière : l’Intellect agent et l’Intellect matériel (ce mot ne veut pas dire que cet intellect soit organique, mais qu’il se comporte à l’égard du premier nommé comme la matière à l’égard de la forme) ; c’est en eux que s’opère la connaissance intellectuelle. Chaque homme y participe, à sa propre initiative, par la médiation des images mentales qui lui sont propres et dont sont abstraits les intelligibles. Or l’imagination, liée à l’organisme, n’est pas immortelle ; sont éternels en revanche les intellects et l’espèce humaine. La félicité humaine consiste à « se joindre à l’Intellect agent » au terme d’une progression continue de la science acquise, mais non pas à survivre dans un autre monde en son âme individuelle : ainsi du moins parle nécessairement le philosophe.
Sur ce point, Ibn Rusd s’écarte de ce qu’affirment les religions révélées, notamment, dans son cas, la religion musulmane. Il pose la question des rapports entre la religion et la philosophie dans un opuscule intitulé Le Traité décisif (Fasl al-maqal). Le fond de sa démonstration sur ce point est qu’il ne saurait y avoir de contradiction entre les deux, mais seulement une différence d’exposition. Cette différence est corrélative de la diversité entre les genres d’argumentation et les types d’esprit. L’argumentation peut être démonstrative, dialectique, rhétorique ; la première est destinée aux philosophes, la troisième aux gens du commun ; l’une et l’autre sont légitimes parce qu’elles atteignent leur fin, qui est d’enseigner la vérité d’une façon convenable à deux types d’esprit. La deuxième est celle des théologiens ; il faut la proscrire car elle sème le trouble dans les âmes simples sans satisfaire aux exigences de la démonstration. Dans son Éclaircissement des méthodes des preuves (Kitab al-kasf ‘an manahig al-adilla), Ibn Rusd applique ces principes aux questions essentielles du kalam en montrant à chaque fois que le texte du Coran suffit à les régler d’une façon accessible au peuple sans contredire pour le fond aux doctrines philosophiques authentiques. Il est clair que cette conception peut s’interpréter de deux manières, selon qu’on y remarque surtout la vérité de la religion ou la supériorité de la philosophie : l’histoire personnelle d’Ibn Rusd, décrié par les religieux, la lecture des historiens passés et présents vérifient ce qu’on pouvait présumer a priori.
Nous revenons ainsi à nos remarques de départ précisées maintenant par ce survol de l’histoire de la philosophie en islam et de ses parcours théoriques. Si le caractère problématique de sa situation est l’un de ses traits essentiels, on comprendra pourquoi nous n’avons pas même évoqué des auteurs et des courants dont les apports spéculatifs sont pourtant riches : le kalam, la mystique, la pensée religieuse qui a poursuivi son cours en Iran après que la falsafa se fut éteinte après son dernier éclat en Andalus ; ainsi sont absents de cet exposé, pour citer un seul représentant de chacun de ces secteurs, des penseurs aussi profonds et prestigieux qu’Abu Hasim al-Gubba’i, Ibn ‘Arabi, Mulla Sadra al-Sirazi. C’est qu’il s’agit là de corps doctrinaux qui peuvent bien recroiser la philosophie ou l’assimiler comme l’un de leurs éléments mais qui en sont différents par principe, et qui donc devaient rester hors de notre propos.
Jean JOLIVET
5. La philosophie en Iran
Si la tradition philosophique de la falsafa prend fin avec la polémique d’Ibn Rushd, cet événement n’épuise pas la vitalité de la philosophie islamique. Les penseurs iraniens n’ont cessé d’en nourrir la pensée, et cela pendant dix siècles. Rédigeant leurs traités en arabe ou en persan, les philosophes iraniens ont conçu leur Å“uvre comme une explicitation métaphysique du fait prophétique muhammadien, ou de la révélation de l’ésotérique du Livre saint. Sunnites ou shi‘ites, ils sont le plus souvent des gnostiques, pour qui l’élaboration conceptuelle ne se sépare jamais d’une réalisation personnelle et d’une expérience vécue.
Une première lignée de penseurs peut être isolée et identifiée par leur appartenance au vaste courant de l’ismaélisme. On reconnaîtra ainsi que l’éclosion des traités fatimides a permis une renaissance de la spéculation néo-platonicienne. Nous mentionnerons le plus grand, sans doute, des philosophes iraniens gagnés à la cause fatimide, Abu Ya‘qub Sejestani (mort à la fin du Xe siècle). Le but de ce dignitaire ismaélien fut de traduire le tawhid, la profession de foi en l’unicité divine, dans les termes d’un apophatisme rigoureux. L’Un est au-delà de l’existant, et il transcende l’être. Il est au-delà de toute nomination. Sejestani est dans la droite ligne de Plotin. Mais entre l’Un suressentiel et ses émanations, l’Intelligence, l’Âme et la Nature, Sejestani introduit l’acte qui fait advenir l’être et qui est le Verbe ou l’Impératif. L’anthropologie recueille les leçons de cette structure ontologique. L’imam, homme parfait, est, en effet, la manifestation de l’impératif divin. Cet apophatisme radical est l’inspiration de l’autre grand philosophe fatimide, Abu Mo‘in Nasir-e Khosraw, né en 1004 dans le Khorassan. Dans son Livre réunissant les deux sagesses, il construit une stricte hénologie négative. Il médite le concept de l’ibda’ ou instauration primordiale, le rapport du temps à l’éternité. Son but est d’homologuer les divers degrés de l’émanation aux nombres issus de l’Un, puis de leur faire correspondre les divers degrés de la Convocation ou hiérarchie ismaélienne. Mais il produit aussi une remarquable analyse nominaliste du genre, de l’espèce et de l’individu, ainsi qu’une anthropologie mystique où la seconde naissance de l’homme s’apparente à la résurrection spirituelle.
La philosophie ismaélienne accompagne l’expérience historique de la réforme d’Alamut. En 1164, la proclamation de la Grande Résurrection délivre les fidèles du joug de la loi. Le bilan métaphysique de cette révolution fut tiré plus tard par l’esprit universel que fut Nasir al-Din Tusi (1201-1274) dans ses Tasawwurat. Mieux, ce penseur, d’abord ismaélien, rallié ensuite au shi‘isme duodécimain, illustre les divers domaines du savoir médiéval : mathématicien, astronome, grand politique, il accomplit au moins deux gestes théoriques décisifs pour la culture iranienne islamique. D’une part, il cherche, dans l’horizon d’Aristote, à fonder l’Éthique, en ses Akhlaq-e Nasiri ; d’autre part, il sauve l’héritage d’Ibn Sina en commentant habilement le Kitab al-Isharat. Enfin, il unit philosophie et théologie dans ses divers ouvrages où il fonde le kalam shi‘ite.
Cependant, c’est plutôt dans l’élément du soufisme que nous devons situer la plus grande révolution philosophique connue par la pensée iranienne : celle de Suhrawardi (1155-1191). Sa philosophie de l’illumination est responsable de ces trois données : d’une part la réconciliation de l’Iran pré-islamique et de la spiritualité néo-platonicienne, d’autre part la construction d’une « philosophie orientale » qui se veut une déduction des lumières ou intelligences séparées, des lumières advenantes ou âmes célestes et sublunaires, enfin une anthropologie messianique culminant dans l’attente du khalife spirituel de Muhammad. Il introduit surtout une réflexion de style dualiste dans la stricte émanation plotinienne : les corps sont des « substances chargées de nuit et de mort », tandis que les lumières sont strictement immatérielles. C’est à lui que Nasir al-Din Tusi doit son inspiration néo-platonicienne. C’est à lui que les grandes écoles de pensée de l’époque safavide doivent l’origine de leurs problématiques.
Pour rencontrer la plus riche éclosion philosophique connue par l’Iran, il nous faut, en effet, nous tourner vers le règne de Shah Abbas Ier (1587-1629) et vers la prédominance du milieu cultivé d’Ispahan. Le premier des grands philosophes de cette époque est sans nul doute Mir Damad (mort en 1631-1632). Il laisse un Livre des charbons ardents (Qabasat), somme de recherches avicenniennes. Sa réflexion la plus originale porte sur la nature de la temporalité. Pour résoudre la contradiction entre la création et l’existence éternelle, Mir Damad produit le concept de l’« éternellement advenant », qui permet de penser l’histoire surnaturelle sans porter atteinte au dogme coranique de l’éduction originelle de la création.
Son élève, Molla Sadra Shirazi, occupe une place centrale dans la philosophie islamique. Né en 1571-1572, mort en 1640-1641, il éclipsa son maître par son influence qui, aujourd’hui, règne encore sur les philosophes traditionnels en Iran. Dans ses Gloses sur Le Livre de la sagesse orientale de Suhrawardi, il délivre l’imagination créatrice de tout lien psychologique ou métaphysique avec la matière corporelle. Il affirme la prévalence de l’acte par lequel l’âme configure sa propre matière, spirituelle et supérieure, dans le monde imaginal (‘alam al-mithal). Le corps de résurrection de l’homme est ainsi le résultat des diverses décisions de l’homme pendant la durée de sa vie terrestre, des actes existentiaux qui préfigurent, au sens strict, le châtiment ou la récompense de la tombe. Cette thématique est reproduite dans son Livre sur la théosophie du trône. Molla Sadra est surtout connu pour avoir renversé la métaphysique des essences : selon lui, chaque substance est déterminée par son acte d’être et par le niveau atteint par l’intensité de cette existence (wojud). Ainsi établit-il une gradation qui va de l’existence simplement mentale jusqu’aux plus hauts degrés du Malakut et du Jabarut. L’essence de la substance dépend de cette intensité. Il s’en déduit une éthique, qui propose à chacun d’intensifier son acte d’être. Le salut ou la damnation sont homologués à ces variations de l’acte d’être, qui situent l’essence au niveau du minéral, de l’animal, de l’homme ou de l’ange. La conséquence ontologique du primat de l’exister sur l’essence fut l’affirmation de l’univocité de l’être. On peut dire qu’à partir de Molla Sadra tous les philosophes de l’Iran furent sommés de se prononcer sur trois questions : la nature de l’imagination créatrice, l’équivocité ou l’univocité de l’être, le primat de l’essence ou celui de l’existence. Le concept sadrien du mouvement intrasubstantiel, qui veut que chaque substance soit affectée par la mutation de son acte d’exister au long de la ligne des degrés de l’être, du plus bas au plus haut, exige clairement que l’exister soit dit univoque, de Dieu à l’infime. C’est contre cette thèse que Qazi Sa‘id Qommi (1633-1691/1692) s’est élevé. Ce penseur nous laisse, outre d’importants commentaires des traditions des imams, La Clé du Paradis, rédigé en persan. Il y professe un strict apophatisme, dont la conséquence pour l’être divin est de se distinguer radicalement de tout existant émané. L’équivocité de l’être suppose à son tour de revenir au primat de l’essence sur l’existence. Une autre école singulièrement prolifique, l’école shaykhie, s’opposa à Molla Sadra. Shaykh Ahmad Ahsa‘i (1753-1826), son fondateur, professa lui aussi l’équivocité de l’être, dans une ligne néo-platonicienne assez stricte. Mais ce qui ressort de son Å“uvre, comme de celle de Molla Hadi Sabzavari (1797/1798-1878), c’est la prévalence du thème de l’illumination, comme si Suhrawardi avait légué à l’ensemble de la philosophie iranienne sa tonalité originale, à travers les siècles.
Christian JAMBET
A. BADAWI, Histoire de la philosophie en Islam, 2 vol., Vrin, Paris, 1972
H. CORBIN, Histoire de la philosophie islamique, des origines jusqu’à la mort d’Averroès (1198), Paris, 1964 (1re éd.) ; texte repris in Encyclopédie de la Pléiade, Histoire de la philosophie, I, pp. 1048-1197, Paris, 1969, complété in III, pp. 1067-1188, Paris, 1974 (« De la mort d’Averroès jusqu’à nos jours »)
M. FAKHRY, A History of Islamic Philosophy, Londres-New York, 1983 (2e éd.) ; trad. franç. de M. Nasr, Histoire de la philosophie islamique, Paris, 1989
S. PINES, « Philosophy », in The Cambridge History of Islam, 2, pp. 780-823, Cambridge, 1970. Voir aussi les notices consacrées à des philosophes d’expression arabe dans l’Encyclopædia Universalis et l’Encyclopédie de l’Islam.
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