(Par abdelwahab Medeb)- On a souvent évoqué l’Andalousie des trois cultures comme un moment de « convivance » entre l’islam, le christianisme et le judaïsme. Sans être de ceux qui ont une vision irénique de l’histoire annulant le conflit et la violence, je suis obligé de reconnaître que cette convivance a bien eu lieu et qu’elle a produit des vestiges reconnaissables. Comme « l’architecture est le miroir de l’idéologie » (Viollet-le-Duc), il suffit de se pencher sur cet exemple pour en être convaincu. En effet des édifices appartenant aux trois religions partageaient le même système de signes adapté aux exigences rituelles et cultuelles qui distinguent la synagogue, la mosquée ou l’église.
Or cette convivance a pu exister à un moment où l’exclusivisme religieux était le déterminant principal de l’identité. Qu’en est-il alors de son transport dans la société française et européenne actuelle profondément marquée par l’acquis de la sécularisation ? Un tel transport serait des plus aisés. Il pourrait être inscrit dans le programme de l’Etat et de sa vocation pédagogique. Rousseau ne recommandait-il pas à l’Etat d’être « l’instituteur du peuple » ?
Mais pour faciliter une telle tâche, il faudrait reprendre le chemin des textes qui dans chacune des traditions religieuses avait pensé que derrière les religions il y a la religion. Sans chercher à escamoter les particularismes qui fondent les croyances, il importe de retrouver au sein de la religion particulière la vérité de la religion première. C’est là encore une idée acquise des Lumières. Ainsi, avec Rousseau, nous retrouvons le point de vue construit par Kant.
Il est possible de revenir plus en arrière pour reconnaître les prémices de cette pensée. Je retiendrai alors deux références, celle catholique de Nicolas de Cues (1401-1464) et celle islamique d’Ibn Arabi (1164-1240).
L’exemple du premier est précieux, car il présente nombre de similarités avec le pape actuel, Benoît XVI. N’était-il pas en effet allemand, philosophe et homme d’Eglise, cardinal, ami très proche de plusieurs papes ? Dans le contexte de la guerre contre les Turcs aiguisée par la prise de Constantinople (29 mai 1453), n’a-t-il pas écrit La Paix de la foi (De pace fidei) qui prône une paix éternelle en évitant la guerre des religions, car finalement tous les humains ont une seule et même religion dont les formules et les cérémonies divergent ? Les philosophes, nous dit-il, ont un rôle à jouer auprès de leur communauté et de leur peuple en leur démontrant que leur religion dans la distinction de ses dogmes et de ses rites s’assimile à la religion de raison que tous les humains partagent. C’est ainsi que la paix serait assurée.
Quant à Ibn Arabi, il ne dit pas autre chose sur le site islamique. Ce sont les voies qui mènent à Dieu qui sont multiples mais toutes acquièrent à ses yeux une légitimité concurrente. Il parvient même à interpréter positivement l’idolâtrie à partir de matériaux coraniques, quand même elle semblerait en apparence traitée en négativité irrécupérable.
Certes, et Nicolas de Cues et Ibn Arabi finissent par privilégier leur propre croyance. Le premier voit dans le christianisme mâtiné de platonisme et plotinisme la religion qui correspond le mieux à cette religion de raison. Tandis qu’Ibn Arabi pense qu’il n’existe pas de sentiment religieux ni de forme de croyance qui échappe à l’intuition et à la logique du Dieu tel qu’il s’est exprimé dans le Coran. Selon lui, la religion qui se trouve dans toute religion est islam, c’est-à -dire remise dans le consentement du relatif humain à l’absolu divin en vue d’obtenir de lui salut et paix.
Mais nous avons les moyens de corriger ces données traditionnelles par la radicalité kantienne qui ne sauve pas sa propre croyance dans l’appel à son dépassement. En lisant Kant, nous nous acclimatons à une vision religieuse en cohérence avec sa cosmopolitique orientée vers l’horizon de la paix perpétuelle. Cette utopie devrait être la nôtre. Par sa médiation, nous pourrions organiser la République où se reconnaîtrait la convivance des trois cultures.
Pour le rapport du christianisme au judaïsme, le dépassement de la tradition de l’exclusion qui a abouti au mal antisémite et à l’Holocauste a été profondément pensé. Il constitue un acquis obtenu par un infini travail sur et en soi, impliquant aussi bien le ressort psychique que doctrinal et intellectuel. Et il est possible de surmonter l’islamophobie qui a été au Moyen Age constitutive de l’identité européenne et dont le dernier épisode fut l’exclusion des derniers musulmans d’Europe occidentale suite à l’édit royal de 1609 promulgué par le monarque d’Espagne.
Mais les musulmans sont de nouveau en France, en Europe. L’islam comme question française, européenne, s’est inscrit au départ dans le contexte colonial. Et son exacerbation aujourd’hui constitue un effet postcolonial. Je voudrais vivifier une observation faite par Tocqueville, en 1840, dans le contexte algérien où il dénonce le double mal de l’autorité française en Algérie : là elle a détruit le système éducatif traditionnel qui produisait notamment le personnel de la judicature sans le remplacer par la pédagogie qui introduit à l’esprit du droit positif, se contentant ainsi de cadis fidèles mais ignorants et corrompus. Et l’histoire a donné raison à Tocqueville lorsqu’il avait estimé que l’ignorance finira par engendrer un fanatisme funeste.
Partant de ces remarques, je dirais que la vocation pédagogique de l’Etat devrait agir pour réparer cette double carence constituant le péché colonial dans la gestion de la question islamique. Aussi tel Etat devrait-il contribuer à articuler l’islam, d’une part, à ce que sa tradition comporte de meilleur, et d’autre part aux valeurs héritées des Lumières qui insistent sur le primat de la raison dans la constitution du sujet éthique, juridique, politique. Il suffit de diffuser et de vulgariser dans le sens commun et dans les manuels scolaires le savoir accumulé sur l’islam dans notre langue depuis deux siècles de sciences orientales fécondes. Il suffit aussi de penser la formation du personnel religieux dans cette double perspective, celle de la vivifiante science traditionnelle (plus orientée vers l’exégèse que vers la théologie) et celle du comparatisme et d’une histoire ouverte sur les sciences de l’homme.
Alors nous aurions participé à l’émergence d’un sujet post-islamique contemporain du sujet post-chrétien et du sujet post-juif. C’est en effet dans l’étape du « post », du dépassement de la religion particulière, que se reconnaîtraient les échos de la religion première, devenue ultime visée de la République des trois cultures.
Source: Le Monde