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Pourquoi je est un autre ? Islam et musulmans en France de la confusion à la diversité

(LTIFI Adel) Le musulman en ou de France est objet de tous les amalgames. Musulmans, étrangers, immigrés, sans papiers, arabes, islamistes…La variété terminologique exprime parfaitement cette confusion. Le chevauchement de ces attributs concourt au final plus à la méconnaissance qu’à l’identification objective de l’islamité comme propriété essentielle et totale de cet acteur social, d’où le terme « essentialisme » que nous utiliserons pour désigner cet état d’esprit. Pourtant, la réalité est plus complexe. Au-delà des apparences et de la bonne foi supposée, l’enchevêtrement onomastique reflète un processus de construction de l’image de l’autre comme entité sociale et politique. Le musulman sur-islamisé par des discours essentialistes est un objet médiatiquement construit. Il est érigé en étendard d’un islam figé dans une essence religieuse aux dépens de l’acteur social potentiellement porteur d’un islam de culture et de civilisation. Ainsi pour l’observateur, « musulman » et « islam » en France sont indissociables, voire ne forment qu’un avec une variation de contours. Il est donc difficile de traiter l’un sans l’autre. Confusion, essentialisme et simplisme passionnel marquent en France nombre de discours sur l’islam et les musulmans.

Cette réduction par l’essentialisme construit une image de l’autre qui se veut statique alors qu’elle ne résiste pas à une simple confrontation à l’histoire. Ce que nous désignons communément aujourd’hui par « musulman » n’a pas été souvent réduit à cette essence islamique. Il existe donc une réalité confuse et des acteurs qui ne se reconnaissent pas dans ces modèles catégoriels livrés à la médiatisation et au spectaculaire.

Une réalité confuse

Commençons par cet acteur identifié comme musulman. De quoi parle-t-on? Sommes-nous face à un groupe identifiable en tant qu’entité sociale et culturelle homogène et distincte ? À l’évidence, le mot « musulman » souffre d’un déficit de légitimité. On peut s’interroger sur la capacité qu’aurait ce terme à contenir les diversités d’individus et de groupes qui déclarent directement ou indirectement, totalement ou partiellement l’islam comme identité. Quel est le bien-fondé de la réduction souvent faite d’un acteur social à une unique dimension confessionnelle ? C’est un essentialisme qui dérive de la subjectivation de cet autre ou d’une logique médiatique soucieuse d’immédiateté.

Procédant de simplisme et de vulgarisation, l’islamisation du musulman risque en effet la communautarisation de la réalité sociale française. Cette confessionnalisation rend l’acteur social concerné plus visible avec ses signes distinctifs et donc plus démarqué, ce qui facilite sa marginalisation. En même temps, elle occulte d’autres dimensions  qui pourraient le sortir de l’enclave communautaire pour l’intégrer dans la diversité du paysage social. Le musulman cache en effet d’autres catégories comme l’immigré, l’employé, le chômeur ou le fonctionnaire. Enveloppé dans cet habillage confessionnel, il n’en est pas moins laïc, républicain ou, tout simplement, Homme.

Si l’acteur issu de l’immigration est sur-islamisé, c’est parce que l’islam a été souvent réduit à sa dimension confessionnelle. A ce stade, plusieurs questions se posent et se chevauchent. La première est de savoir si le musulman est le produit inéluctable de sa foi. Critiquant cet essentialisme réducteur qui, sous le terme générique d’« l’islam » prétend parler d’histoire, de société ou d’économie, Mohamed Arkoun dénonçait un désordre sémantique et un appauvrissement conceptuel[1] qui touche aussi les chercheurs contaminés eux aussi par le simplisme et l’immédiateté au risque de se convertir en « penseurs robinet »[2]. Cette simplification est aussi décuplée par les progrès techniques des moyens de communication. L’islam n’est pas pensé en soi, mais plutôt à travers des représentations imagées et allégoriques. Il est symbolisé par la charia, le foulard, la barbe, le hallal, la prière du vendredi qui confisque quelques rues parisiennes. Comme le dit Alain de Libera : « la présentation médiatique de l’islam s’adresse à l’œil, rien à l’oreille rien à l’intelligence »[3]. L’islam est, en effet, plus regardé qu’observé, ce qui voile par exemple sa diversité historique. On en oublierait ses dimensions de civilisation et de culture, occultées par les musulmans eux-mêmes comme par les médias et les acteurs politiques français.

Toutefois, une nuance capitale s’impose. La production et l’usage de cet islam emblématique ne sont pas l’œuvre des seuls acteurs non musulmans du contexte français (médias, hommes politiques, simples citoyens…). Ceux qui se reconnaissent politiquement dans cette entité islamique, militants de références islamiques, sont eux aussi producteurs et usagers de ces emblèmes réducteurs de l’islam. Paradoxalement, des protagonistes qui s’affrontent dans différents espaces médiatiques et trouvent ainsi un terrain d’entente autour d’un islam craint et méconnu.

À tout ceci, il faut ajouter un certain nationalisme lié aux pays d’origine, manifesté, entre autres, par les drapeaux hissés lors des matchs de foot. Ce nationalisme dont on  ne parle pas assez est l’une des composantes essentielles de l’imaginaire identitaire.

La France est méconnue dans son histoire et dans sa culture par une grande partie de la population issue de l’immigration récente, ce qui en fait un univers ambivalent et controversé. Pays d’accueil, lieu de travail, patrie, République, puissance coloniale, laïcité, voire terre de conquête pour une minorité islamiste active, l’éventail du vocabulaire ne manque pas pour exprimer la confusion qui résonne dans l’esprit des musulmans. Cette image confuse de la France renvoie à un certain malaise identitaire surtout pour les musulmans nés dans l’hexagone. Mais cette confusion procède toujours de la même logique : la construction de sa différence pour se démarquer et affirmer sa propre existence dans l’exclusivité communautaire.

De part et d’autre, ces stéréotypes et ces clichés produisent des effets sur la société française. Ils enferment cet autre dans son étrangeté tout en l’occultant en tant que personne, en même temps qu’ils construisent un paysage social dont les éléments sont contenus dans des contours communautaires. C’est dans ce contexte de repli identitaire que se pose la question de l’intégration et de l’adaptation. C’est dans ce contexte d’altérité subjective que l’on se pose la question aujourd’hui de l’adaptabilité de l’islam et des musulmans à la République, à la laïcité voire à la modernité.

D’ailleurs, doit-on parler de musulmans de France ou de musulmans en France ? En d’autres termes, se pose la question de la nature du rapport entre un contexte (la France) et l’islam. Est-ce un rapport à l’autre (l’islam en France) ou un rapport à soi (l’islam de France)? Pour contourner cette ambivalence souvent équivoque et source de polémique et associer l’acteur et sa diversité identitaire à son contexte, il convient de parler de « musulmans (ou islam) dans le contexte français ».

Histoire d’une diversité qui défie le présent

L’essentialisme ci-dessus évoqué, qui réduit la population issue de l’immigration à sa religion, donne une image statique de la réalité de cette catégorie en  France. Le musulman ne serait donc que le produit inévitable d’une essence islamique figée qui défie l’histoire.

Or, un retour sur le cours du temps montre bien que ce musulman était identifié par d’autres termes avant que l’on associe à sa confession. Fait amnésique ou simple effet  d’inflation médiatique, on oublie souvent que les termes « musulman, immigré ou islam » n’ont jamais porté le même contenu, ni engendré les mêmes problématiques à travers l’histoire récente de la France.

La présence de l’islam et des musulmans en France n’est pas nouvelle, elle remonte au XIXesiècle voire au-delà. Cette période était fortement dominée par l’expérience coloniale française en Algérie. Une expérience de domination bien sûr, mais aussi d’échanges et de dialogues dont l’une des illustres manifestations est le député Philipe Grenier.  Converti à l’islam en 1894, il s’est présenté à l’Assemblée Nationale revêtu de l’habit traditionnel algérien. L’islam était également présent dans le milieu intellectuel français. En témoigne la grande polémique autour des idées d’Ernest Renan sur numberswiki.com

l’islam et les sciences auxquelles avait répondu le réformateur d’origine iranienne Jamal Eddine Al Afghani[4]. En témoigne aussi la grande amitié et les échanges entre Napoléon III et l’Émir Abdelkader durant son exil en France (1847-1852). Sans oublier bien sûr Rifaa TAHTAOUI, cheikh de la mosquée d’Al Azhar en Égypte désigné par le Prince Mohamed Ali en 1826, à la tête d’une délégation d’étudiants pour poursuivre leurs études en France. Il publia en 1934 son essai L’Or de Paris, sur la rencontre entre l’islam et la civilisation française. À cette époque l’islam était présent à travers ces étudiants, ces intellectuels ou des fonctionnaires en missions officielles souvent nommés en France par référence à leur pays d’origine (égyptien, tunisien…). Dans un contexte de romantisme et d’exotisme, l’islam était perçu comme civilisation dont la gloire ancienne avait cédé la place au désarroi face aux conquêtes techniques et scientifiques de l’Europe.  La Grande Guerre marque l’amorce des déplacements en groupes d’abord pendant les opérations militaires puis pendant la reconstruction au début des années vingt du siècle dernier. En guise de remerciement et de reconnaissance, les autorités Françaises ont construit la mosquée de Paris (inaugurée en 1926) et l’hôpital franco-musulman de Bobigny (inauguré en 1935). Cependant, ces « musulmans pionniers » n’ont jamais fait partie du paysage social français visible. La logique de l’époque allait au triomphalisme colonial (centenaire de la colonisation de l’Algérie et tenue du congrès eucharistique à Tunis en 1930) ; cette misère ouvrière était dissimulée ou occultée. En même temps, un islam visible était porté par des intellectuels nationalistes d’origines diverses qui étaient à l’origine de la création du Centre culturel islamique à Paris pendant les années cinquante. Le musulman était souvent incarné par cet intellectuel activiste, réformiste jugé parfois arrogant par les colonialistes français. Cela dit, en marge de l’emprise nationaliste passionnelle sur l’histoire, la colonisation offrait aussi un contexte d’échange entre les deux rives de la Méditerranée. Paradoxalement, le sol français, origine de la colonisation, était un lieu de revendication nationaliste pour les musulmans.

L’accès à l’indépendance des anciennes colonies françaises ouvre une nouvelle phase avec l’installation dans l’ancienne métropole d’une forte population maghrébine et subsaharienne. Elle alimente la diversité de l’immigration jusque-là dominée par la diaspora européo-latine (italienne, portugaise, espagnole…).

Le choix de la France comme destination nous interpelle pour comprendre le renversement des rapports entre anciens colonisés et colonisateur. Comment comprendre ce passage de l’affrontement colonial à un rapport d’échanges économique et humain consenti ? Il est évident qu’une partie de la réponse est à chercher dans les besoins du contexte des trente glorieuses. En effet, l’essor de l’industrie mécanique et des grands projets immobiliers de l’époque associés aux lourdes pertes humaines pendant la guerre ont engendré un déficit de main d’œuvre qu’il fallait résoudre. Ainsi, les autorités françaises ont encouragé et facilité l’installation d’immigrés maghrébins et africains en métropole autour des grands centres industriels. Mais ce choix français n’aurait été possible sans une certaine prédisposition de l’autre parti pour venir y travailler en dépassant la belligérance du contexte colonial. L’État indépendant était le nouveau cadre de la manifestation de l’identité nationale qui s’exprimait jadis par l’affrontement avec l’autre colonial. Ce passage du nationalisme à l’État national aurait diminué la tension entre les deux rives de la méditerranée pour inscrire les relations dans une logique de réalisme économique et social.

Mais contrairement à la visibilité de ces nouveaux travailleurs le poncif islamique ne se cristallisait pas encore à cette époque. Ce que nous appelons aujourd’hui communément « le musulman » se nommait alors l’immigré, l’Arabe ou l’Africain. Un vocabulaire qui renvoie seulement à une origine géographique ou ethnique qui englobe l’islam en tant que simple tradition vécue spontanément par les croyants quelles que soient leurs situations sociales et culturelles. C’était le temps de la diversité traditionnelle de l’islam avec ses variétés maghrébine, africaine, moyen-orientale et asiatique. L’immigration était vécue au quotidien dans l’admiration et le questionnement de la France. A l’époque, la question de l’altérité tournait autour de l’adaptation de ces traditions comme héritage social, aux exigences d’un mode de vie moderne à la française. La problématique de l’autre se situait donc au niveau des modes de vie et du décalage entre le traditionnel et le moderne.

Avec l’entrée en jeu de l’islamisme comme nouveau paramètre identitaire, les années 1980 ont marqué le basculement vers un islam revendicateur et l’émergence de musulmans activistes. Ce nouveau contexte s’explique par la concomitance de deux faits : la marginalisation sociale et géographique dans les banlieues avec l’avènement des nouvelles générations de musulmans nés en France, puis l’installation sur le sol français et européen des islamistes suite aux persécutions subies sous les dictatures du monde arabo-islamique. Avec cette conjonction, la marginalité s’exprime plus aisément par le repli identitaire autour d’un islam idéologique que par la diversité citoyenne comme ce fut le cas lors de la marche des Beurs en 1983. Une nouvelle réalité largement servie par le contexte international des années 1990 marquée par des tensions entre occident et islam et dont l’une des manifestations extrêmes n’est autre que la guerre contre l’Irak. C’est dans ce nouveau contexte de tension  qu’il faut situer la question posée de nos jours sur l’adaptabilité de l’islam à la  République et à la modernité.

Ainsi donc, contrairement à ce que l’on peut croire, l’histoire nous révèle le plus souvent des musulmans qui n’étaient pas forcément associés à leur islamité. L’islam lui-même n’a pas véhiculé le même contenu durant son histoire contemporaine en France. On est passé de l’islam-culture au 19e exprimé par le débat intellectuel et la découverte de l’Autre (Rifaa Tahtaoui, Ernest Renan, Louis Massignon…) vers un islam nationaliste, puis de l’islam-tradition de l’immigré vers l’islamisme et la revendication idéologique.

Il est inutile de vouloir catégoriser les musulmans ou l’islam dans le contexte français, mais on pourra en revanche évoquer une variété de dimensions de la population d’origine immigrée qui se reconnait dans l’islam. Ainsi en France vivent majoritairement des musulmans, acteurs sociaux ordinaires qui vivent leur islam dans la simplicité, la spontanéité et le pragmatisme social. Ce sont les acteurs les moins visibles parce que les moins bavards, ils représenteraient la majorité. L’islam, en tant que culture, constitue une richesse dont le musulman demeure conscient : il est porté par des écrivains, intellectuels, étudiants et journalistes qui souvent fuient les conditions politiques de leurs pays d’origine, généralement défavorables à toute créativité.

L’histoire des musulmans et de l’islam dans le contexte français n’est donc pas une histoire exclusivement française. Elle est liée aux évènements qui marquent l’espace méditerranéen. Du coup, n’existe pas de solutions exclusivement françaises.  Ce qui se passe actuellement dans le monde arabe pourrait changer la donne une fois le processus de démocratisation stabilisé. Les difficultés des partis islamistes au pouvoir au Maroc, en Tunisie et en Egypte présagent d’un recul de l’influence de l’islamisme sur les deux rives de la Méditerranée. Mais avant cela, il faut encourager en France l’ouverture sur l’islam culture-civilisation, classique ou moderne et favoriser un échange constructif afin d’évacuer la problématique islamique et se projeter vers d’autres horizons comme la culture arabe moderne et l’espace civilisationnel méditerranéen.

 


[1] Mohamed ARKOUN, ABC de l’Islam, Grancher, 2007.

[2] Selon la formule de Pierre Bourdieu.

[3] Alain de Libera, « Comment l’Europe a découvert l’islam », in, Connaissance de l’Islam, Syros, 1992.

[4] Grande figure du réformisme islamique d’origine iranienne. Il fonda avec son disciple l’Égyptien Mohamed Abdouh, le journal Al ‘Urwa al Wuthqa.

Revue Noor (pour un islam des lumières) Mais 2013

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2 comments

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  2. By 18 May 2006 – 8:41 pmThe comment about Ray Bradbury rolling in his grave was posted in 2004. It’s now May 18, 2006 and Ray is STILL living. I talked to him by phone just last week, in fact.

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