(Le Monde)- Un couvre-feu d’un genre inédit est en vigueur dans les territoires palestiniens occupés. Chaque jour, lorsque l’horloge approche de 22 heures, des milliers de Palestiniennes se pressent pour rentrer chez elles. La cause de ce mouvement de masse n’est pas l’irruption d’une patrouille de soldats israéliens, mais la diffusion du feuilleton « Nour ». Produite en Turquie, doublée en dialecte syrien et servie, à heure fixe, par la chaîne satellitaire saoudienne MBC, cette saga familiale est devenue, en quelques mois, la nouvelle série culte des femmes arabes.
Du Maroc à l’Irak, elles sont des millions à se passionner pour les tribulations sentimentales de Nour et Mohannad, les deux tourtereaux de ce soap-opera dont le scénario tient à la fois des « Feux de l’amour » (pour les gros plans sirupeux) et de « Dynastie » (pour l’étalage de luxe et de pouvoir). « Hier, ma soeur m’a virée de chez elle parce que sa série fétiche commençait, raconte Najwa, une fonctionnaire de l’Autorité palestinienne. Chaque soir, il m’est impossible de coucher ma fille de 9 ans avant la fin de l’épisode. Les gens s’échangent des images du feuilleton sur leurs portables. Il y a désormais des vêtements et même des cahiers de vacances à l’effigie de Nour et Mohannad. »
La jolie brune aux yeux de biche et son grand blond de soupirant fascinent d’autant plus les téléspectatrices que leur idylle se déroule dans un cadre culturel oriental qui leur est familier. Le phénomène est tel qu’en dépit des coupes opérées par MBC dans la version originale, le mufti d’Arabie saoudite a émis une fatwa contre ce feuilleton jugé « avilissant », affirmant que toute chaîne qui le diffuse est une « ennemie de Dieu et de son prophète ».
A Naplouse, en Cisjordanie, un cheikh affilié au Hamas a également vilipendé les audaces de ce programme. Mais à Ramallah, Beyrouth ou Alger, les blâmes des barbus n’ont pas affecté la « Nourmania ».
« Ce feuilleton est génial parce qu’il met en scène des traditions qui nous sont proches, comme le respect de la famille, tout en nous exposant à des modes de vie plus occidentaux », dit Nowar, une étudiante de 19 ans, qui craque pour ce « beau gosse de Mohannad ».
La série raconte notamment comment une femme avorte sans en parler à son mari et comment une autre décide d’élever son enfant hors mariage. Imbibé d’eau de rose, le script multiplie évidemment les scènes d’intimité amoureuse entre les deux jeunes stars, mais aussi, signe d’originalité, entre des personnages plus âgés, comme le grand-père et sa seconde épouse.
« Ce qui plaît aux femmes, c’est le romantisme dont font preuve les hommes de ce feuilleton, dit Hanan, une mère de famille. C’est quelque chose qui manque beaucoup dans le monde arabe, où les hommes ont le sentiment que pour être virils, ils ne doivent pas exprimer leurs sentiments. De ce point de vue, « Nour » a davantage donné d’assurance aux femmes que toutes les ONG de Palestine qui militent pour leurs droits. »
« Nour », feuilleton féministe qui s’ignore, ferment d’émancipation dans une société machiste ? Islah Jad, directrice de l’Institut d’études sur les femmes à l’université de Birzeit, près de Ramallah, nuance l’analyse. « Il est trop tôt pour savoir si ce feuilleton fera changer les comportements traditionnels », dit-elle. Selon elle, la principale raison du succès de la série réside dans sa peinture d’un monde idéal. « Pour une société comme la nôtre, épuisée par l’occupation et déchirée par le conflit entre le Hamas et le Fatah, chaque épisode est l’occasion d’une échappatoire, d’une fuite amère loin de la réalité. » Et loin du rigorisme des islamistes.
Le Monde 27/08/2008