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Le voile dans tous ses états

Mouna Hachim est universitaire, titulaire d’un DEA en Littérature comparée à la Faculté des Lettres de Ben M’Sick Sidi Othmane. Depuis 1992, elle a éprouvé sa plume dans les métiers de la communication (en tant que concepteur-rédacteur) et dans la presse écrite, comme journaliste et secrétaire générale de la rédaction dans de nombreuses publications nationales. Passionnée d’histoire, captivée par notre richesse patrimoniale, elle a décidé de se vouer à la recherche et à l’écriture, avec à la clef, un roman, «Les Enfants de la Chaouia», paru en janvier 2004. Une saga familiale couvrant un siècle de l’histoire de Casablanca et de son arrière-pays. En février 2007, elle récidive avec un travail d’érudition, le «Dictionnaire des noms de famille du Maroc» qui donne à lire des pans essentiels à la compréhension de l’histoire du Maroc sous le prisme de la patronymie.

Horreur et damnation. Le dimanche 20 mai 2007, Copenhague fait une découverte qui hérisse les cheveux: la Petite Sirène qui trône depuis 1913 nue sur son rocher, se trouve recouverte par quelques esprits farceurs, d’un voile noir à la musulmane. Après avoir été décapitée, amputée, peinturlurée, voilà donc la statue-symbole vêtue de tchador.
Dans un pays où le débat sur la question du voile fait rage, cet acte a été jugé comme un affront de la part du Parti du peuple danois. Niché dans la catégorie extrême droite, celui-ci ne vise ni plus ni moins que l’interdiction du voile, en réaction aux déclarations de la citoyenne Asmaâ Abdoul-Hamid, de continuer à porter le voile au Parlement, si elle était élue à l’Assemblée nationale. Principaux réquisitoires contre le foulard: son oppression des femmes et son totalitarisme qui le fait comparer, rien de moins, qu’à la croix gammée nazie.
Changement de cap, en Turquie cette fois où deux tendances politiques tentent de trouver un équilibre précaire, notamment sur la question délicate du foulard, depuis qu’il menace de faire son entrée au palais présidentiel, trônant sur la tête de l’épouse du probable futur chef de l’Etat turc Abdullah Gül. Les laïcs crient à la régression, à la provocation d’un islam activiste et à l’atteinte à la laïcité au pays de Mustafa Kemal Atatürk.
Souvenons-nous que la genèse de l’affaire du foulard débuta en France, secouant le tout microcosme pensant dans les années 1990, après l’expulsion de deux adolescentes voilées de leur école. Plusieurs argumentaires sont alors affichés par les farouches opposants au voile, axés sur son asservissement des femmes et sur son caractère religieux ostentatoire, menaçant le sacro-saint dogme de la séparation de la religion et de l’Etat.
Mais comment un morceau de tissu peut-il cristalliser autant de passions? Quels sont les enjeux politiques et idéologiques qui se cachent des deux côtés du foulard? Ce bout d’étoffe porte-t-il exclusivement la marque d’une communauté, au point d’être gratifié de l’épithète «islamique»?
L’histoire démontre en tous les cas que le port du voile remonte à la plus haute antiquité. Dans un livre dédié à la Mésopotamie, on découvre que les lois assyriennes admettaient le port du voile pour les femmes respectables seules, en l’interdisant, au risque de sévères châtiments corporels, aux prostituées et aux esclaves. Ces règles juridiques furent édictées au temps du roi Téglat-Phalazar et dateraient du milieu du second millénaire.
Dans la Bible hébraïque, le très poétique «Cantique des cantiques» rapporte la description d’une belle derrière son voile avec ses yeux de colombe et sa joue, telle une moitié de grenade, derrière son voile. Symbolisant la pudeur, couvrant les cheveux et parfois le visage, le voile fut arboré selon les descriptions de la Bible par des femmes comme Sarah, Rébecca, Léa, Rachel.
Plusieurs rabbins recommandent aux femmes mariées de se couvrir les cheveux, mais sans toutefois lier ce geste à une quelconque relation au divin. Le grand rabbin de France Yossef Haïm Sitrick témoigne: «La Torah qui est un univers normatif, a fixé des règles. La chevelure est un des atours les plus évidents de la femme, il est donc important que la femme se couvre la tête afin de ne séduire que son mari…».
L’on apprend par ailleurs, dans le compte rendu d’une table ronde interreligieuse que «De même que la femme appartient à son mari -c’est pourquoi elle a la tête couverte-, de même l’homme appartient directement à Dieu. C’est le sens de la kippa». Evoquant l’autorité suprême de Dieu selon le Talmud, la kippa serait une expression de respect envers Dieu et une affirmation de l’identité juive.
Le code de la Loi stipule à ce titre qu’«Il est interdit de parcourir quatre coudées sans avoir la tête couverte».
Côté femmes, dès son mariage, la juive pratiquante se doit de se couvrir les cheveux, conformément aux exigences de la Torah et aux règles rabbiniques de la Halakha. Cette Mitzva qui s’inscrit dans le cadre du respect de la pureté du foyer, si elle était tombée en désuétude, n’a pas tardé à revenir sur la scène avec le renouvellement du judaïsme, posant des questions internes de différents ordres selon les communautés.
· Considérations culturelles et sociales

Les femmes ashkénazes pratiquantes portent des foulards, des bonnets ou des chapeaux, mais optent davantage pour les perruques, comme cela a été admis initialement en Lituanie au début du siècle dernier. Une perruque astreinte elle aussi à quelques contraintes: pas trop plate sur le dessus, dont la raie n’est ni blanche ni en simili peau, ne dépassant pas la hauteur des épaules, n’ayant pas un aspect décoiffé ou humide, non coupée de manière asymétrique, n’étant pas confectionnée en cheveux sacrifiés lors d’un rituel païen…
Ne nous attardons même pas sur les ultra-orthodoxes du mouvement hassidique pour qui l’inégalité des hommes et des femmes est consacrée, la mixité rejetée, et la chevelure de la femme rasée sous la perruque, comme c’est le cas des membres du groupe Satmar ou des Loubavitch.
Les femmes sépharades, quant à elles, vivant dans le monde arabe portaient des costumes propres à leur région d’origine, notamment au Maroc où les femmes juives arboraient, telles leurs compatriotes musulmanes, des foulards, Sebniyat et autres coiffes locales, couvrant les cheveux pour des considérations culturelles et sociales.
Mais c’est dans la religion chrétienne que l’on découvre les premières prescriptions relatives au port du voile pour des raisons strictement théologiques. A l’occasion de son voyage missionnaire, Paul de Tarse passa dix-huit mois dans la ville grecque de Corinthe où il imposa le voile. Dans son «Epître aux Corinthiens» figurant dans «Le Nouveau Testament», l’apôtre de Jésus proclame que «Toute femme qui prie ou prophétise tête nue déshonore son chef; car c’est exactement comme si elle était rasée. Or, s’il est honteux pour une femme d’avoir les cheveux coupés ou d’être rasée, qu’elle se voile».
Par ailleurs, selon l’antique coutume de la terre de Nazareth et de Bethléem, la Madone, mère de Jésus, rayonnant dans sa pureté immaculée, est représentée souvent voilée. Dans le monde méditerranéen, précisons-le, il est admis que les femmes grecques et romaines se couvraient avant de sortir, soit du caliptra, sorte de voile servant à dissimuler les traits du visage, soit d’un grand manteau souple, appelé himation ou palla dans lequel le corps, si ce n’est la tête, étaient drapés.
Aujourd’hui, dans le monde chrétien, seules les femmes âgées se couvrent les cheveux en entrant dans une église, de même que les religieuses dont l’habit diffère selon les Ordres et les Congrégations. Autres vestiges de cette habitude des Européennes de se couvrir les cheveux: les costumes traditionnels avec leurs coiffes hautes en formes et en couleurs.
Changeons d’aire géographique et de religion avec l’Islam et son berceau en Péninsule arabique. S’il est de coutume aujourd’hui de traduire le mot voile par hijab, le Coran dans son évocation de ce terme, lui accorde davantage le sens de rideau et de séparation que d’habit féminin. C’est ainsi que la Sourate des Coalisés édicte des recommandations relatives à la conduite des croyants avec les femmes du Prophète: «Et si vous leur demandez quelque objet, demandez le leur derrière un hijab». Dans ce même esprit, la Sourate, dite Mariam, évoque la retraite de la mère de Jésus «en un lieu vers l’Orient» où «elle mit entre elle et eux un hijab».
Cependant, la Sourate qui fait spécifiquement mention de l’habit des femmes est dite «La Lumière»: «Et dis aux croyantes qu’elles baissent leur regard, qu’elles restent chastes, qu’elles ne montrent de leurs parures que ce qu’il paraît et qu’elles ramènent sur leur encolure leur voile (…)». Cette fois le nom traduit par voile est khimar, lequel désignerait selon les interprétations et selon le degré de rigorisme, un foulard ou un vêtement large, couvrant la tête et le corps, si ce n’est carrément le visage.
Troisième mot faisant référence à l’habit des femmes dans le Coran, le jilbab. Il figure dans la Sourate des Coalisés: «O Prophète, dis à tes épouses, à tes filles et aux épouses des croyants qu’elles ramènent sur elles leur jilbab. Elles en seront plus vite reconnues et exemptes de peine. Et Dieu reste pardonneur, miséricordieux». Là encore, les exégètes ne sont pas unanimes sur la définition exacte du jilbab et sur les subtilités séparant les mentions hijab, jilbab et khimar.
Sans être spécialiste de la question, gageons que l’idée motrice porte sur la décence en public et sur l’instauration d’un code moral dans une Arabie baignant dans le paganisme où le corps des femmes était exhibé aux regards. C’était le cas de ces bédouines qui se dénudaient les seins en signe d’encouragement de leurs guerriers avant et pendant la bataille. Ceci dit, les pratiques vestimentaires différaient dans une même région, perpétuant pour certaines d’entre elles des réminiscences abrahamiques empreintes de chasteté. En témoigne le niqab préislamique en Arabie couvrant le visage qui nous rappelle ce passage de la Genèse avec Rébecca, couvrant d’un voile son visage.
Revêtant un caractère davantage social et culturel que religieux, le voile diffère selon les pays et les traditions. Dans le monde indo-pakistanais, c’est le règne du purdah. Signifiant au sens littéral, «écran», il relève de la claustration psychologique et serait né paradoxalement pour protéger les femmes des conquérants musulmans dans le Rajasthan. Son origine lointaine serait persane, certaines femmes de haut rang de la période Achéménide ayant été voilées comme en témoignerait l’historien grec Plutarque. L’équivalent du purdah est la burqa afghane. De couleur unie, elle se résume en une sorte de tente, grillagée au visage, ne correspondant à aucune obligation musulmane. En Iran, c’est le tchador, espèce de cape drapée épaisse, laissant voir le visage. Sa filiation remonterait à la Perse antique comme l’indique un bas-relief du Ier siècle à Palmyre.
Bachlik en Turquie, abaya dans le Golfe arabique, safsari en Tunisie, haïk, malhafa, izar, taguelmoust… Autant de variétés de voiles dont les tissus, les couleurs et les significations changent selon les époques, les régions et les traditions culturelles. Les descriptions médiévales de la vie quotidienne en terre d’Islam rapportent par exemple que seules les femmes de haute condition étaient voilées, contrairement aux femmes rurales et «ouvrières», contraintes de porter des vêtements plus commodes, adaptés à leurs activités quotidiennes.
Au cours du XXe siècle, plusieurs pays musulmans, pénétrés d’influences occidentales virent transformer leurs modes vestimentaires, faisant cohabiter petites jupes, robes Charleston, djellabas et haïks traditionnels. Dans un monde ouvert à toutes les influences, force est de constater, aujourd’hui, une forme d’exaltation pour le voile, aboutissant à un phénomène débattu sur le plan mondial, et dont les enjeux politiques et idéologiques ne font de doute pour personne.
Catalogué inélégamment de «cache-misère» au départ, le voile s’étend désormais à toutes les classes sociales. Vécu selon les sensibilités comme une quête spirituelle, une continuité culturelle, un symbole identitaire, un rempart contre la société de consommation moderne, une mode vestimentaire superficielle, un étendard politico-religieux militant… le voile interpelle et dérange.
Certains défenseurs des droits de l’opprimée n’envisagent la question que sous le prisme de l’asservissement par des diktats machistes, refusant eux-mêmes d’écouter ces voix de femmes qui portent sur leur tête le choix d’une liberté individuelle.
Quant aux apôtres intransigeants de l’interdiction du voile, ils ne font que rejoindre le clan des intégristes qui ne sauraient tolérer une vision qui n’est pas la leur.
Pour conclure, ce tour d’horizon n’a pour but que d’élargir notre champ de réflexion, d’inviter à relativiser le débat et de sensibiliser aux risques des stigmatisations qui ont pour conséquence de radicaliser et de pousser à davantage de repli.
Loin de moi l’idée de prendre position pour ou contre le voile, étant convaincue que ni toutes les voilées ne sont les parangons de la vertu, ni que les autres, ne sont des débauchées vouées aux gémonies de l’enfer. Mais face à cette obsession occidentale par le foulard dit «islamique», je ne peux qu’invoquer un esprit de tolérance devant des choix personnels et d’accepter pareillement que des femmes se percent le nombril, qu’elles se teignent les cheveux en vert ou qu’elles se couvrent d’un voile, car c’est là, le sens même de la liberté.

Petite histoire de quelques drapés et foulards

Il faut davantage qu’un petit encadré pour ranger les subtiles voiles de la Marocaine à travers l’histoire. Contentons-nous de ce bref aperçu avec d’abord ces draps souples non cousus dans lesquels les femmes avaient coutume de s’envelopper et qui représentent une constante dans le monde antique méditerranéen. Dits himation ou palla par les Grecs et les Romains, ils sont appelés au Maroc, selon les régions, haïk, izar, malhafa, hendira ou chamla.
Confectionnés en lin, en cotonnade, en lainage ou en soie, leurs dimensions, leurs couleurs ainsi que les manières de les draper variaient selon les endroits, les saisons et les circonstances.
Portés par-dessus le qmis (du latin, camisia) et autres habits intérieurs équivalents (derraâ, joubba, gandoura, mellouta…), ces draps inspiraient un art d’entrelacement savant: ceints à la taille, retenus aux épaules par des fibules, agrémentés de colliers et autres coquetteries… Concernant les foulards, évoquons le mandil (du latin mantellum). Dit également menchaf, il se portait en premier sur la tête et était réalisé, selon les conditions sociales, en coton ou en soie ornée de perles ou de broderies. Par-dessus le mandil, venait la sebniya (de la ville de Sebn près de Bagdad).
Caractérisée par ses longues franges, réalisée en soie parfois orfévrée, la sebniya pouvait également servir de ceinture ou de châle. Dans ce même ordre, la cherbiya, appelée également asâba, écharpe en soie ou en tulle enserrant artistiquement la tête.
Enfin, sur le visage, certaines femmes avaient l’habitude d’arborer de fines mousselines comme le litham ou niqab, conformément aux usages bédouins, si ce n’est El-Kambouch (de l’espagnol cambuse), répandu dans les cités septentrionales, influencées par les usages andalous.
« Mais comment un morceau de tissu peut-il cristalliser autant de passions? Quels sont les enjeux politiques et idéologiques qui se cachent des deux côtés du foulard? Ce bout d’étoffe porte-t-il exclusivement la marque d’une communauté, au point d’être gratifié de l’épithète «islamique»? »

MOUNA Hachim, L’Economiste (Maroc) 30/05/07

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