Inépuisable et fascinant sujet d’étude, l’art du livre dans les pays musulmans ne laisse pas de susciter de nouvelles approches, méthodes d’analyse et procédures de classification. L’un des aspects scientifiques essentiels de ce domaine reste évidement l’iconologie, laquelle constitue le cadre de travail de Rachel Milstein dans son dernier ouvrage, La Bible dans l’art islamique. L’auteure y expose l’ensemble des manuscrits enluminés islamiques depuis les débuts jusqu’à nos jours sous un de ses aspects particuliers : celui de son iconographie biblique et non musulmane. Non pas bien sûr que ce registre ait été auparavant passé sous silence par les spécialistes, mais il n’avait pas constitué un objectif de travail à part entière. Une enquête ciblée restait à faire, et d’avoir présenté l’art en question sous l’angle de ses éléments pré-islamiques n’est qu’un des nombreux mérites de l’ouvrage de Rachel Milstein.
Celle-ci articule logiquement son propos en deux parties selon les deux critères distincts mais corollaires du contexte littéraire de la miniature en Islam et de l’interprétation par les peintres des narrations empruntées aux textes sacrés du judaïsme et du christianisme. Tout d’abord, l’introduction (par l’auteure elle-même) souligne l’intérêt d’une telle étude qui s’appuie sur la richesse de cette thématique relative aux deux premiers monothéismes. Ensuite, les cinq chapitres de la première partie esquissent l’histoire des récits de la Bible en milieu musulman suivant la chronologie dynastique islamique et les différents genres littéraires et auteurs qui s’y attachent. La période contemporaine est incluse dans cet ordre chronologique. La deuxième partie comprend huit chapitres organisés selon l’ordre généalogique des prophètes de l’Ancien et du Nouveau Testament. Chacun de ces chapitres examine le traitement narratif et iconographique soit d’une figure prophétique isolée, soit d’un groupe de prophètes, en fonction de l’importance de leur rôle dans l’histoire sacrée musulmane en général et de leur popularité dans l’enluminure en particulier. Naturellement Adam occupe à lui seul le premier chapitre, tandis que le dernier est consacré à Jésus, Zacharie, Jean-Baptiste et Marie.
Ainsi, dans le chapitre I, Milstein dresse l’arrière-plan proprement textuel de son analyse des enluminures musulmanes en commençant, en toute logique, par le Coran lui-même, lequel fonde la continuité religieuse entre les trois monothéismes et, par conséquent, légitime les représentations peintes de narrations d’inspiration biblique dans les diverses sources islamiques. L’auteure explique de manière claire et concise le phénomène d’interprétation des écritures judéo-chrétiennes dans ces sources qui, outre le texte fondateur de l’islam, comptent une abondante littérature exégétique, religieuse et historique de différents genres et époques. Les fameuses Histoires des prophètes, les encyclopédies, la littérature soufie et bien d’autres textes proposent des versions multiples de ces narrations, offrant aux peintres et aux mécènes un matériel riche et stimulant pour la production de formes visuelles dans l’art du livre.
Les chapitres suivants II, III, IV et V, abordent en détail l’évolution historique des manuscrits enluminés, qui a naturellement suivi le développement des genres littéraires, lui-même entièrement conditionné par le contexte politique, idéologique et social ayant produit les ouvrages. De ce point de vue, c’est en Iran mongol où le grand art de la miniature persane se forme, que les représentations de personnages et d’histoires bibliques jouent pour la première fois un rôle rhétorique significatif et deviennent un topos de l’art du livre imagé en pays musulman. Avec beaucoup de finesse, Milstein explique la dynamique de développement de cette thématique étroitement liée à un type de patronage nouveau. Les dispositions intellectuelles, religieuses et idéologiques spécifiques de la classe dirigeante ilkhanide, d’origine non musulmane et étrangère au milieu iranien et arabe, conduisirent en effet à une reconsidération de l’histoire de l’Islam dont l’un des aspects fut la revalorisation de ses liens avec d’autres cultures et le passé pré-islamique. De fait, plus largement, il s’agit là de la même dynamique qui a favorisé l’essor de l’art de l’illustration musulmane en général, avec une iconographie, des thèmes et des qualités plastiques enrichis grâce à l’apport d’éléments exogènes empruntés à diverses sources civilisationnelles. Comme l’auteure le souligne bien, avant l’invasion mongole, l’enluminure était circonscrite à certains ouvrages seulement, principalement la littérature d’adab et à caractère scientifique. Forte de ce nouveau départ et devenue un important instrument de légitimation religieuse et politique, la miniature musulmane se développa sous diverses formes et styles à la cour des Timourides (chapitre III), des Ottomans, des Séfévides, des Moghols de l’Inde (chapitre IV). Concentrant toujours son enquête sur la représentation des récits bibliques, Milstein démontre comment les images dans les albums, les choix iconographiques et textuels, expriment et font la promotion des tendances intellectuelles et religieuses des diverses périodes. Dès le XVIe siècle, une production enluminée en dehors des cercles royaux répond aux besoins d’une piété populaire et d’un mysticisme de plus en plus prégnants dans les sociétés musulmanes (chapitre V). L’iconographie biblique joua alors un rôle rhétorique prépondérant. Â
Dans les chapitres suivants, l’étude iconographique et iconologique de l’histoire des prophètes eux-mêmes expose tous les visages et profils possibles que les peintres donnèrent à ces derniers selon les goûts et les objectifs de leurs mécènes aussi bien qu’au gré de leur propre imagination. L’étonnante multiplicité des approches narratives et illustratives inspirées par un même récit s’y trouve démontrée avec beaucoup de subtilité critique. L’auteure révèle ainsi la grande liberté d’interprétation de l’histoire soutenue par un sens aigu de la manipulation rhétorique des textes qui se fait jour dans le contexte précis des États islamiques non arabes à partir de la fin du Moyen Âge. C’est là , insiste justement Milstein, une preuve de plus de la remarquable capacité de syncrétisme culturel de ces États.
L’auteure conclu son enquête en rassemblant les grandes idées qui lui paraissent essentielles à retenir, tels les divers messages que les récits bibliques pouvaient porter selon les contextes ou l’importance des images comme outils idéologiques. Un point apparaît particulièrement significatif cependant dans cette conclusion élaborée : en fin de compte, le langage visuel en Islam est bien loin d’être un simple complément, secondaire et plaisant, de l’expression textuelle. Il constitue bel et bien un mode de symbolisation autonome et puissant qui a servi des desseins éminents telle la légitimité d’un régime, comme sous les Ottomans, la représentation de l’identité religieuse, avec les chiites Safavides, ou la construction de l’image publique d’un souverain à l’instar du Grand Moghol. Le lecteur se trouvera définitivement convaincu par les arguments de Milstein. Ceux-ci reposent à la fois sur une documentation historique très substantielle et la précision d’analyse des images nécessaire à ce genre d’investigation. Soulignons enfin que l’écriture sobre et limpide fait aussi de la lecture de l’ouvrage un vrai plaisir.
Pour citer cet article :
Revue des mondes musulmans et de la Méditerranée [En ligne],
N°123 – Intellectuels de l’islam contemporain. Nouvelles générations, nouveaux débats, juillet 2008.
Pagination : 294-296
Source: http://remmm.revues.org/document5173.html.
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