Des files interminables d’hommes basanés et de femmes voilées remontent le chemin Colladon et le chemin du Champ-d’Anier, dans le quartier du Petit Saconnex, à Genève. Peu avant 13 heures, ce vendredi 4 mai, elles convergent vers la principale mosquée de la ville, propriété de la Fondation culturelle islamique. Au moment de la grande prière, ils seront un bon millier à s’incliner vers La Mecque, les hommes dans la grande salle du bas, les femmes à l’écart sur des balcons aveugles, comme le veut la tradition. Si nombreux que certains en seront réduits à pratiquer leur rite à l’extérieur. Après la crise qui a secoué sa direction début avril, le départ de quatre cadres importants et l’arrivée chahutée d’un nouveau patron, la vie a repris son cours à la Grande Mosquée.
Une grande ambitionL’édifice du Petit-Saconnex affiche depuis sa naissance une grande ambition. Contrairement à l’écrasante majorité des quelque 120 lieux de prière musulmans officiellement répertoriés en Suisse, il ne s’est pas donné une identité ethnique. Il se veut ouvert à tous les musulmans quelles que soient leurs origines, arabe, turque, balkanique, africaine, asiatique ou occidentale. Une universalité que revendique son fondateur, la Ligue islamique mondiale, basée à La Mecque, et avocat autoproclamé des sunnites du monde entier.
Inaugurée en 1978 en présence du roi Khaled d’Arabie saoudite et du président de la Confédération Willi Ritschard, la Grande Mosquée de Genève possède les attributs d’une «mosquée cathédrale». A commencer par des dimensions imposantes et une architecture somptueuse. «Ce côté monumental lui donne une grande crédibilité auprès des musulmans de Genève, qu’ils soient résidents ou de passage, commente Stéphane Lathion, président du Groupe de recherche sur l’islam en Suisse (GRIS). Les lieux sont par ailleurs très confortables, ce qui permet à chacun d’y trouver une atmosphère sereine, propice au recueillement. On y retrouve aussi bien l’ouvrier du coin que le fonctionnaire d’organisation internationale ou le cheikh en vacances.»
Lieu de vieL’édifice se distingue de loin. Il est l’une des deux seules mosquées de Suisse à posséder un minaret. Et ce sans que cela n’ait apparemment jamais posé de problèmes à personne, assure Stéphane Lathion. Une précision importante en ces temps d’offensive de l’UDC contre ces tourelles.
L’entrée franchie, le visiteur pénètre dans une grande cour à colonnade, qui respire au rythme de la communauté. Envahie par une foule de fidèles lors de la grande prière du vendredi, elle accueille une multitude d’enfants accompagnés de leur mère en fichu le mercredi après-midi, cours d’arabe et de religion obligent. Le reste du temps, elle est le plus souvent très calme sous son grand dôme de verre.
Le nouveau directeur de la fondation, Fathy Neamat-Allah, fait le tour du propriétaire. Ici la grande salle de prière, là plusieurs bureaux, plus loin des classes équipées de tableaux noirs, une bibliothèque, une salle de conférence, un laboratoire de langues. Sans oublier une petite morgue.
C’est que la mosquée cumule les fonctions. Elle n’est pas seulement un espace de prière et une école rassemblant entre 900 et 950 élèves. Elle est aussi un lieu de vie, où les gens passent certains des principaux moments de leur existence, des mariages aux enterrements, en passant par les fêtes du calendrier religieux. Au cours du Ramadan, les fidèles viennent y couper le jeûne. Bien que beaucoup apportent de la nourriture, la Mosquée loue les services d’un cuisinier professionnel pour sustenter chacun dignement.
Suleyman et les autresSuleyman, un Somalien aide de cuisine dans un hôtel, assure venir se recueillir à la Mosquée deux à trois fois par semaine. Mais cinq fois par jour quand il a congé. Suisse d’origine tunisienne, Kaïs est pour sa part longtemps venu épisodiquement. «Je suis croyant depuis la naissance, explique-t-il, mais j’ai été non-pratiquant. Maintenant, grâce à Dieu, c’est tout bon.»
Kaïs dit apprécier le calme qui règne à la mosquée, loin des bruits de la ville et des cris des enfants. Mohamed, lui, confie venir «pour la nostalgie aussi». Cet Algérien retrouve dans l’édifice une architecture qui lui rappelle son pays et des compatriotes avec qui il peut converser tranquillement. «De la vie plus que de la religion.»
La voix de la mosquéeLa mosquée ne diffuse aucun appel à la prière vers l’extérieur. Mais elle possède un muezzin, qui, cinq fois par jour, le lance dans la cour. Le préposé a été dans les premiers temps un professionnel. Puis, il y a 20 ans, le concierge de l’établissement a repris la fonction.
«Je suis là depuis le tout début, raconte Abu el-Mahaty Mohamed, un Egyptien. J’ai d’abord été le chauffeur du premier directeur, puis, comme j’avais remplacé quelque fois le muezzin, j’ai repris sa charge à son départ.» A-t-il suivi des cours pour poser sa voix et prononcer les paroles saintes? «Non, s’amuse ce grand homme jovial. J’aime bien conduire et je suis devenu chauffeur. J’aime bien écouter l’appel à la prière et j’ai fini par le savoir par cÅ“ur.»
L’imam Youssef IbramUne grande djellaba blanche, une barbe imposante: contrairement à ses fidèles, l’imam Youssef Ibram a conservé un maintien très oriental. Formé au Maroc, son pays natal, puis en Arabie saoudite, où il a étudié pendant six ans le droit islamique, il s’est avéré si bon élève qu’il a été envoyé à l’étranger. Ses fonctions à la Mosquée de Genève? «Rituelles d’abord, répond-il, mais pas seulement. Ici en Europe, elles s’élargissent à d’autres champs d’action au service de la communauté. Nous sommes aussi appelés à travailler comme assistant social et culturel, comme médiateur et j’en passe.»
«L’islam a été jusqu’à très récemment une religion majoritaire, remarque Youssef Ibram. Mais ce n’est pas le cas en Europe et une telle situation n’est pas facile à gérer pour nous qui n’y sommes pas habitués. Heureusement, à part quelques vérités fondamentales qui ne peuvent être remises en question, l’islam présente une grande souplesse doctrinale et peut s’adapter à toutes sortes de situations. Je fais moi-même partie du Comité européen de la fatwa, créé il y a huit ans afin de permettre aux musulmans de répondre aux spécificités de l’Occident sans renier pour autant leur foi.»
Un exercice délicat. Interrogé sur la lapidation il y a trois ans alors qu’il était en poste à Zurich, l’imam a répondu que cette pratique n’avait pas lieu d’être en Suisse mais qu’il ne pouvait pas la contester dans son principe, étant donné qu’elle figure dans les hadiths, le récit de la vie de Mahomet. Ces propos ont suscité un tel tollé qu’il a dû quitter les bords de la Limmat pour se réfugier à Genève.
Etienne Dubuis (Le temps. Suisse. 5 mai 2007)