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Voile : la déchirure

Comme chaque matin, Serap descend du bus, son baladeur numérique autour du cou, devant l’université Marmara d’Istanbul. Avant de passer le portique de sécurité, cette étudiante en anglais fait un détour par la cabine en préfabriqué, dans laquelle défilent des dizaines de jeunes filles voilées. Machinalement, elle dégrafe son foulard, d’un violet électrique assorti à ses baskets, le plie, se recoiffe devant un miroir. Elle peut aller en cours, fataliste : « On s’habitue. » Ayse, elle, ne s’y fait pas. « L’an dernier, c’était pire, nous devions l’enlever dans la rue. Ils ont installé ces cabines, mais j’aimerais mieux qu’on ne me force pas à enlever mon foulard. »

 

A l’entrée, le vigile veille scrupuleusement au respect de la règle édictée par le conseil des universités dans les années 1980, qui interdit le port du voile islamique. Certaines attendent les derniers mètres pour faire glisser le carré de tissu. Même régime pour deux professeurs qui l’enlèvent dans leur voiture. Cet attribut religieux, porté par 60 % des femmes de Turquie, est banni des universités au nom du principe de laïcité. Les fonctionnaires, les femmes d’officiers de l’armée doivent également apparaître tête nue. Des restrictions qui sont devenues un symbole d’oppression pour les unes, de libération pour les autres. Le foulard, objet d’une bataille politique, dessine une ligne de fracture au sein de la société turque.

En avril, c’est le couvre-chef d’Hayrunnisa Gül qui a mis le feu aux poudres. La femme d’Abdullah Gül, le ministre des affaires étrangères, qui convoitait la présidence de la République, serait devenue la première dame voilée de la Turquie laïque, en cas d’élection de son mari. « Pas de femme voilée au palais de Cankaya ! », ont scandé les manifestants des grands meetings républicains de ces dernières semaines, pétris des enseignements de Mustafa Kemal. Le fondateur de la Turquie moderne a incité les femmes à se dévoiler, et la présidence est un bastion laïque. L’actuel président, Ahmet Necdet Sezer, a toujours refusé, depuis 2002, que les épouses de responsables de l’AKP (Parti de la justice et du développement) assistent aux réceptions officielles, en raison de leur tenue, jugée rétrograde. Une humiliation pour Emine Erdogan, femme du premier ministre. Cette tension a réveillé une peur tenace. Une partie de la société, urbaine et kémaliste, est persuadée que le système laïque est en danger. Un sentiment partagé par 20 % de la population, selon une étude réalisée en 2006 par la Tesev (Fondation des études économiques et sociales), financée par le milliardaire George Soros. Pour ceux-là, le foulard est la partie visible d’une islamisation sournoise qui menace l’équilibre républicain. « Toutes ces femmes voilées : c’est l’invasion des barbares », rugit Pelin, étudiante à l’université Galatasaray.

Pourtant, l’étude de la Tesev montre que le port du voile est en baisse, notamment chez les jeunes et en milieu urbain. Le çarsaf, long tissu noir qui recouvre tout le corps, dont raffolent les caméras de télévision, est porté par à peine 1 % des Turques. Le foulard classique, plus traditionnel que religieux, représente l’immense majorité. Celui qui pose problème aux laïques, c’est le türban, caractéristique de la « société AKP ». Un foulard qui enveloppe strictement la tête et le cou et est perçu comme un étendard islamiste et antirépublicain. Mais seules 11 % des femmes le portent, contre 15 % en 1999.

« La baisse est nette, constate Binnaz Toprak, professeur de sciences politiques à l’université du Bosphore et auteur du rapport de la Tesev. Mais certains laïques ne veulent pas y croire, même parmi les universitaires. Il y a une peur extrême liée au passé de la Turquie. L’Empire ottoman était sous le régime de la charia, la loi islamique. »

Aujourd’hui, plus de la moitié des Turcs se disent religieux, mais « leur pratique se laïcise », selon Binnaz Toprak. Le président de la Tesev, Can Paker, est allé jusqu’à estimer que ce foulard était, en Turquie, « un instrument d’émancipation, plus que de régression ». Les jeunes filles qui le portent ne sont plus cloîtrées dans les maisons, peuvent évoluer dans l’espace public, s’instruire, travailler, explique-t-il. Durant les cinq années de gouvernement AKP, des classes moyennes et une bourgeoisie conservatrices ont émergé. La scolarisation, l’urbanisation et l’augmentation du niveau de vie ont adouci les moeurs Dans les grandes villes, on croise des élégantes voilées au volant de gros 4 × 4, une cigarette à la main, ou des adolescentes enturbannées embrassant leur petit copain.

Une clientèle chic se presse chez Armine, une boutique spécialisée dans les echarp, les foulards, près du bazar égyptien d’Istanbul. Le week-end, les jeunes précieuses s’y bousculent, à l’affût des nouvelles tendances : « Cet été, ce sont les couleurs vives et les dessins reproduisant les monuments d’Istanbul », précise un vendeur. « Il faut vivre avec son époque », sourit Zuhal, sa collègue de 28 ans, serrée dans une blouse rose qui ne dissimule pas vraiment ses formes.

A l’embarcadère de Kadiköy, sur la rive asiatique du Bosphore, Mubeyyen lit Zaman, le quotidien progouvernemental, en attendant le bateau. Ce pur produit de la bourgeoisie conservatrice, étudiante en communication, serre franchement la main des hommes. Elle porte de grosses lunettes de soleil, un jean et un foulard au tissu léger, assorti à sa chemise moulante. « C’est important d’être jolie, estime-t-elle d’une voix assurée. La tenue vestimentaire est quelque chose de personnel, tout le monde a sa façon d’interpréter le Coran. Et puis la religion est bienveillante envers la mode et la nouveauté. » Mubeyyen, dont le père sera candidat pour l’AKP aux législatives du 22 juillet, va voter pour la première fois. « Pour l’AKP, lance-t-elle comme une évidence. Parce que c’est le parti qui défend nos droits. »

A la porte des universités où les jeunes filles doivent se découvrir, le régime laïque est souvent perçu comme discriminatoire. « Notre liberté est limitée, nos droits sont opprimés », s’écrie Fatma. C’est en s’opposant à cette réglementation sur le voile que le mouvement islamiste s’est politisé en Turquie. « L’islam politique a gagné en visibilité à la fin des années 1980 quand les mouvements étudiants ont commencé à défendre le droit à porter le voile », explique Nilüfer Narli, sociologue à l’université Bahçesehir d’Istanbul et spécialiste de l’islam politique. En 1997, après l’éviction, sous la pression de l’armée, du premier ministre islamiste Necmettin Erbakan, la loi fut strictement appliquée, y compris dans les imam hatip, les lycées de formation religieuse. La femme d’Abdullah Gül avait déposé à l’époque un recours devant la Cour européenne des droits de l’homme, abandonné par la suite. De nombreuses jeunes filles ont été déscolarisées, et le peuple conservateur en a gardé une sourde rancune.

 

« Ã‡a fait dix ans que je me bats, et je suis fatiguée », soupire Neslihan. Cette jeune musulmane intransigeante, qui porte un voile austère depuis l’âge de 12 ans, mène une lutte très politique et méprise « celles qui montrent leurs jambes ». « Mon père me disait : « Soit tu enlèves ton voile et tu vas à l’école, soit tu restes à la maison. » Je ne voulais surtout pas avoir la vie de ma mère, alors je ne disais pas que je restais à la porte de l’université. » Refoulée, elle retourne en cours quelque temps avec un large bonnet sur la tête, pour masquer son foulard.

Dans les établissements turcs, certaines étudiantes contournent la loi en portant une perruque. « Même dans les bibliothèques, on ne m’acceptait pas. Je me suis dit que je ne pouvais plus vivre ici. » Brillante élève, Neslihan a obtenu une bourse et a décroché, en Suède, un master de sciences politiques. Les étudiantes voilées peuvent s’exiler en Europe ou aux Etats-Unis, à condition d’en avoir les moyens, mais sont exclues du système éducatif turc. C’est le cas de deux des filles de Recep Tayyip Erdogan, parties dans l’Indiana.

« Quand on vous force à enlever ce voile, en réaction, ça devient une affaire de principe, estime Havva, 20 ans, qui a abandonné l’université. Je veux que ni mes parents ni l’Etat ne décident de ma façon de m’habiller. Je me sens comme violée. » D’une sensibilité à fleur de peau, Havva dit ne plus oser fréquenter les endroits où on la regarde de travers. « Dans les quartiers chics ou dans les cinémas, c’est pesant… L’autre jour, j’étais dans un bus et je lisais Dostoïevski. Deux femmes sont montées et ont fait des réflexions Pour elles, une fille voilée est forcément illettrée. »

Cette stigmatisation et ce sentiment de persécution nourrissent la révolte des jeunes musulmanes, sur laquelle prospèrent les partis d’inspiration islamiste. « Le voile a trois aspects, explique Nilüfer Narli. C’est un signe de piété, d’humilité et d’appartenance politique. Aujourd’hui c’est ce dernier aspect qui domine. » La polarisation de la vie politique a durci les positions des laïques comme des islamistes. Mais une large majorité des Turcs se dit favorable à un assouplissement de la laïcité, notamment dans les universités. L’AKP s’est approprié le sujet, sans vraiment remettre en question la règle. « Ils n’ont jamais essayé de la modifier, poursuit Nilüfer Narli. Mais il y a une attente très forte dans la population. » Pour cette raison, une partie de l’électorat islamiste se sent trahie. « Je voterai contre l’AKP, annonce Elif. Ils font des promesses, mais ils ne les tiennent pas. »

Guillaume Perrier, Le Monde 28/05/07

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