Qu’elle émane du pape ou d’un simple dessinateur de presse, la moindre critique de l’islam déchaîne de virulentes réactions. Les musulmans doivent mesurer leur réplique, estime un intellectuel libanais.
Au fin fond des Etats-Unis, loin de la politique et des combats, le propriétaire d’un salon de vente d’autos entreprit de lancer le “djihad†[la guerre sainte] contre les grands producteurs de l’industrie automobile afin de les inciter à baisser leurs prix, invitant à l’occasion ses clients à bénéficier de réductions qu’il avait baptisées “les fatwas du vendrediâ€. L’information était à peine diffusée par les médias qu’une association islamiste américaine, spécialisée dans les droits civiques, se hâta de marquer sa réprobation, exigeant des excuses et le retrait immédiat de ces annonces publicitaires. Elle obtint gain de cause. Cette affaire, anodine en elle-même, témoigne toutefois de la rage musulmane de faire face à cette arrogance hostile à l’islam et aux Arabes, religion, politique et culture confondues.
Pour légitime qu’il soit, le besoin de se défendre doit cependant ne pas se tromper de cible et de méthode, sous peine de produire des résultats contraires à ceux escomptés.
Le “djihad automobile†en question méritait-il la mobilisation des militants des droits civiques ? Nul doute que la propension des Américains à tourner en ridicule les symboles de la religion musulmane ainsi que son contenu connaît une forte recrudescence ces dernières années, mais il n’empêche que cette campagne publicitaire relève plutôt de la farce, dont le but reste avant tout le racolage du client et l’appât du gain, objectif qui, tout le monde le sait, fait feu de tout bois !
Dans ces conditions, la riposte risque de prendre les allures d’une censure abusive et d’être perçue comme un affront à la liberté d’expression. Pis encore, elle conforte dans leur position des contradicteurs sérieux de l’islam, qui y voient une religion farouchement réfractaire à toute remise en question. Serait-ce que le mal-être dans la culture arabe et islamique ait atteint un degré tel qu’il faille monter au front pour la moindre peccadille ou abonder dans une surenchère enflammée dont le seul effet est d’accentuer le hiatus entre les différentes positions ? Cela semble malheureusement être le cas, d’où l’urgence de poser la question de la responsabilité morale des producteurs de la culture dans le monde arabe et musulman.
L’exemple le plus éloquent à ce sujet reste la conférence du pape Benoît XVI à l’université de Ratisbonne [en septembre 2006] et les critiques qu’elle déchaîna. Si la conférence, fondée sur des impressions et le rapport d’une discussion, est loin d’être un modèle de rigueur scientifique, le thème qu’elle aborde, l’interaction entre la foi et la raison dans la pensée religieuse, est intéressant.
Sans vouloir entrer dans les arcanes de cette problématique, rappelons qu’elle fut au cœur des querelles scolastiques islamiques depuis les premiers siècles de l’islam et qu’elle présida à la création des écoles juridiques musulmanes et, plus tard, des écoles juives et chrétiennes en Europe. Dans ces milieux ont fleuri les thèses les plus diverses sur la nature du divin et de l’humain, les rapports entre les deux, la relation entre la foi (le texte) et la raison (l’opinion). Si le débat dans le monde musulman s’est apaisé, il n’a pas pour autant abouti à un consensus et les écoles juridiques qui ont survécu en kalam (scolastique musulmane) ne s’accordent pas, loin s’en faut, sur ces mêmes questions. Pour nous résumer, disons que partout se sont affrontés deux courants théologiques : celui qui, arguant des limites de l’entendement humain, privilégie le texte religieux et la foi, et un autre qui, au contraire, pose la raison comme cadre indispensable à la compréhension du texte et à la consolidation de la foi.
Vus sous cet éclairage, les propos de Benoît XVI peuvent tromper et sont erronés. Présenter la question de la relation entre foi et raison comme le point d’achoppement entre le christianisme et l’islam est une aberration, la polémique étant intrinsèque à la religion chrétienne elle-même. Mettre à contribution la doctrine musulmane pour illustrer cette théorie ne s’imposait pas, les exemples d’absence de rationalité à l’intérieur de l’Eglise catholique, comme ailleurs, ne manquant pas. Sans compter que la conférence du pape dénote une vision courte de l’unicité divine (tawhîd) en islam, inspirée du philosophe andalou Ibn Hazm, puisqu’il semble réduire le kalam à la seule école zâhirite, tombée dans l’oubli. Alors que de nombreuses écoles, dont le mutazilisme, pour ne citer que lui, offrent une preuve incontestable du rationalisme dans l’islam, faisant pièce à l’argument qui prétend que le recours à la raison est l’apanage de la pensée chrétienne.
Des jugements infondés dans une conférence qui manque de sérieux ne surprennent pas, mais peuvent choquer dans la bouche d’une personnalité jouissant d’un statut moral aussi élevé. La primauté de la rationalité hellénistique (grecque) dans la pensée religieuse chrétienne n’est pas une idée nouvelle. En l’affirmant en Allemagne, le pape ne fait que reprendre les éléments d’une rhétorique courante dans ce pays au XIXe siècle : celle qui oppose, dans la culture européenne, deux inspirations, l’une authentique, le rationalisme grec, et l’autre contingente, l’irrationalisme sémitique. C’est à cette théorie que s’abreuve l’antisémitisme, qui va dégénérer en fascisme nazi pour aboutir au génocide des Juifs. Cependant, ce que fustige à nouveau Benoît XVI aujourd’hui, c’est l’irrationalité islamique. Et, bien qu’il ait exprimé des regrets devant ce qu’il a appelé la “mauvaise interprétation†de ses propos, et réaffirmé son respect des musulmans, il ne revient pas sur ses déclarations.
Ce n’est certes pas la première fois que l’islam, à l’instar de toute autre doctrine, se trouve être la cible de diatribes. Ce qui est frappant, en revanche, c’est que dans ce “conflit de cultures†les réactions musulmanes se font d’une virulence trahissant une hyperémotivité de nature à justifier l’accusation d’“irrationalitéâ€. L’usage trivial de termes comme “singes†ou “porcsâ€, l’insolence des agressions contre les églises ou la publication de dessins ineptes en guise de caricatures sont autant de signes qui montrent que la rue musulmane et arabe va vers l’escalade. Dès lors, une question s’impose : qui exploite ce capital passionnel dans les milieux arabes et islamiques, et au profit de qui ? La réponse doit être fournie par les milieux intellectuels arabes, à qui incombe la responsabilité de définir l’attitude à adopter face à la calomnie. Sans l’ignorer ni tomber dans son piège il faut trouver la réplique juste, capable de libérer la surcharge émotionnelle d’une façon rationnelle et constructive.
Hassan Mneimneh (Al Hayat) Traduction Courrier Internatonal (1er février 2007)
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