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Guerre et paix en islam : naissance et évolution d’une « théorie »

(Makram ABBAS)- Comme l’ensemble de la pensée politique de l’islam, le thème de la guerre a fait l’objet de trois types d’approche : philosophique, littéraire et juridique. Outre les interférences possibles et réelles entre ces champs du savoir, nous pouvons déceler certaines caractéristiques internes à chacune de ces approches. Opérant dans les linéaments de la pensée grecque, la tradition philosophique – représentée, dans ce domaine, par al-Fārābī (10e siècle) et Averroès (12e siècle) – s’intéresse à la formation de la classe des guerriers dans la cité vertueuse, et consacre quelques remarques rapides aux relations de la cité avec ses voisins. Chez les lettrés, l’étude de la guerre bénéficie d’un traitement plus conséquent. Assumant les rôles de conseillers des princes ou des rois, de fonctionnaires dans l’administration (secrétaires, vizirs, etc.), certains lettrés ont consacré des chapitres entiers à l’art de la guerre, dans des livres connus sous le nom de « miroirs aux princes ». Véritables traités d’art militaire, à l’instar de l’Art de la guerrede Machiavel, les chapitres en question sont destinés à l’éducation politique et militaire des jeunes princes ; ils se caractérisent par leur visée pragmatique et cherchent à instruire sur les stratégies militaires à adopter, les ruses qu’il faut utiliser ou les différents moyens permettant de réaliser les desseins guerriers et de réussir l’entreprise militaire. Malgré l’importance de ces approches, il n’en reste pas moins que le thème de la guerre est surtout connu grâce aux écrits des juristes de l’islam. Adossée à une lecture des sources de la législation (Coran et dits du Prophète), cette approche tire son intérêt des liens étroits et complexes tissés entre l’autorité des juristes et les pouvoirs politiques en place. Ainsi, les juristes ont tenté de définir le statut de la guerre, sa place dans le dispositif politico-religieux, et les différentes situations juridiques afférentes à sa conduite. Les études consacrées à l’approche juridique de la guerre sont assez nombreuses.[1] Notre propos se limitera donc à une lecture des articulations majeures de la réflexion sur la guerre. De quelle manière le terme de ğihād en est-il arrivé à désigner la guerre en islam ? Se confond-il avec l’activité militaire ou bien la dépasse-t-il afin d’englober d’autres champs de l’existence humaine ? Est-ce qu’il sous-tend une idéologie de la guerre permanente et si oui quelle serait la place de la paix dans ce dispositif idéologique ? Telles sont les interrogations qui guideront notre analyse. Nous tenterons, notamment, de mettre en lumière certains points liés à l’idéologie du ğihād dont le traitement suscite de nombreuses polémiques en raison de sa réactualisation contemporaine. Nous ambitionnons aussi d’éclairer la place qu’occupe la paix dans la pensée de l’islam, point qui est sinon occulté, du moins marginalisé par la mise en relief du thème de la guerre permanente. Pour ce faire, nous allons d’abord insérer notre travail dans une étude des usages linguistiques anciens, ensuite nous tenterons de mettre en relief quelques aspects liés à la formation de la théorie juridique.

Analyse sémantique des termes relatifs à la guerre et à la paix

2La guerre se dit en langue arabe ḥarb. D’après Ibn Fāris[2], le terme technique de guerre dérive de la racine ḤRB. Il est apparenté au motḥarab dont le sens de base renvoie à la notion de spoliation et de dépossession[3]. Le même terme est utilisé comme adjectif (ḥarib) pour dire « être l’ennemi de quelqu’un ». Enfin, la racine donne un verbe qui est ḥariba ou ḥarraba, « se mettre en colère, se fâcher ». Cet usage ancien qui couvre les trois parties du discours (nom, verbe et adjectif) nous renseigne d’abord sur la finalité de l’activité guerrière qui est non pas l’anéantissement de l’adversaire mais sa spoliation. Le sens étymologique du mot guerre en français signifie « désordre, troubles »[4], ce qui veut dire que le français informe sur les conséquences désastreuses de la guerre, notamment pour le vaincu, alors que la langue arabe décrit les conséquences du point du vue du vainqueur, à savoir la spoliation de l’ennemi. Notons que cet usage correspond particulièrement aux conditions de vie assez rudes que connaissaient les Arabes du désert. Il renvoie au fait que les guerres étaient motivées par le désir de s’emparer d’un troupeau, d’un terrain de pâturage, d’un bien, etc. S’agissant de l’adjectif, nous pouvons remarquer que son usage à l’époque ancienne décrit non pas la finalité de la guerre mais la relation entre les belligérants : il insère le thème de la guerre dans la relation politique de base qui est l’opposition entre l’ami et l’ennemi. Enfin, pris comme verbe, le mot décrit l’état de celui qui est disposé au combat. Le verbe renvoie au processus qui conduit l’homme à se mettre en colère. Mais il peut désigner le fait de s’armer de courage, de vaillance et d’audace. Cet usage n’est pas sans rappeler la réflexion platonicienne sur la qualité fondamentale du guerrier qui est le courage. Cette qualité est signifiée par la comparaison, chère à Platon, qui fait des Gardiens de la Cité idéale de la République des hommes semblables à des « chiens de race ». Les usages linguistiques en arabe sont assez proches de cette conception puisqu’ils donnent la même signification mais avec le lion. Le Lisān donne l’expression asad ḥarib, « lion en colère, prêt à attaquer ».

3Interrogeons-nous maintenant sur le sens du mot paix. Le mot dérive de la racine SLM et pourrait être dit de trois manières : silm, salm ousalām. Les lexicographes notent que le mot et la racine dans son ensemble renvoient à deux groupements sémantiques de base. Le premier est le fait d’être intact, indemne, sain et sauf. C’est aussi le fait de n’éprouver aucun dommage, d’échapper aux défauts et à la maladie, et enfin d’être en sécurité. La deuxième notion de base renvoie à la soumission. Les termes salm et salām qui donneront, avec silm le sens technique de « paix » renvoient tour à tour aux deux sens de base. Les lexicographes notent la complémentarité entre les deux notions de base, puisque le fait de se soumettre sans livrer combat permet d’avoir la vie sauve.

4Nous allons essayer de confronter ces différentes acceptions au texte coranique afin de voir les permanences et les changements induits par l’avènement de la religion islamique[5]. La racine (ḤRB) est employée six fois. Dans la plupart des versets, le terme guerre ou le verbeguerroyer sont utilisés de manière absolue[6]. Dans V, 33, le Coran lie l’expression « ceux qui font la guerre contre Dieu et son Prophète « à l’expression « ceux qui exercent la violence sur terre «. Le Texte insinue que les ennemis de Dieu et de son Prophète sont en réalité les auteurs de la violence, et c’est à ce titre qu’il faut leur livrer la guerre. Enfin, dans deux versets, le Coran évoque la guerre (ḥarb), non pas de manière absolue mais réelle ; en l’occurrence, le texte parle, dans le premier (VIII, 57), du comportement du Prophète avec les ennemis pendant la guerre  et, dans le second (XLVII, 4), de la fin de la guerre, donc de l’arrêt des opérations militaires. Cet emploi nuance le jugement selon lequel l’activité guerrière est conçue de manière pérenne et indéfinie. Nous y reviendrons. La principale remarque est que le Coranutilise, beaucoup plus que les termes dérivant de la racine ḤRB, un autre registre qui renvoie à la guerre comme le terme de combat (qitāl, qui dérive de la racine QTL ayant donné le mot qatl, « meurtre »).[7]Cependant le terme qui sera étroitement associé à l’activité guerrière est ğihād. Nous avons vu que le Coran emploie le verbe guerroyer de manière abstraite et absolue qui fonde une dichotomie entre Dieu et son Prophète d’un côté et leurs ennemis de l’autre. Cependant, lorsque le Texte s’adresse à l’ensemble des Croyants, il utilise une autre racine qui est ĞHD et ayant  pour sens de base la fatigue, la peine et l’effort intense. Le verbe ğāhada qui donne le substantif ğihād est souvent rendu en français par lutter, combattre. Mais la lutte ne signifie pas exclusivement l’engagement armé car le Texte ordonne au musulman de lutter avec ses biens avant de lutter avec sa personne[8]. Ainsi leCoran engage le musulman à embrasser une doctrine de l’action et le met sur une voie qui fait de la vie un champ de lutte, de peine et de fatigue. La vie n’a de sens et l’homme ne peut en dégager la valeur qu’en consentant d’emblée à peiner, d’où l’insistance sur une autre qualité qui est la constance ou l’endurance (ṣabr), souvent citée avec le terme ğihād[9]. Dans le sens général du terme, le ğihād est donc moins le fait de s’engager dans la guerre que d’être constamment aguerri. Révélatrice du sens de la vie, l’activité de ğihād invite le musulman à prendre conscience de l’enjeu de l’existence et à en mesurer la teneur grâce à l’effort déployé à cette fin. Liant la notion de ğihād à celle de paix, A. Morabia compare cette représentation de l’existence à celle que nous pouvons lire dans le second Faust de Goethe « pour lequel celui qui, en se tendant dans l’effort, prend toujours de la peine, celui-là peut être sauvé[10] ». Il faut souligner ici que la lutte a plusieurs facettes et qu’elle n’est pas décrite de manière précise ou restreinte ; elle comprend une dimension aussi bien éthique (être altruiste et généreux), que sociale (faire des dépenses pour le bien commun), ou individuelle (mener un combat contre les passions, se perfectionner et s’élever dans le rang de l’humain). Cependant, sans que ces différentes acceptions soient totalement écartées ou supplantées, le terme ğihād se trouve infléchi, notamment dans les ouvrages de droit, vers le sens technique qui signifie « déploiement des efforts » et « déclenchement du processus conduisant à la lutte armée ». C’est cette pluralité de significations qui a donné lieu a la division postérieure du ğihād en ğihādmineur (guerre) et ğihād majeur (combat contre les passions de l’âme). Cette construction binaire est attribuée à un dit du Prophète.

5S’agissant du terme renvoyant à la paix, le Coran utilise les deux sens déjà évoqués en leur ajoutant le sens de « salutation «, présent dans les autres religions monothéistes. Le sens d’être sain et sauf, d’échapper aux imperfections est consacré par le fait que l’un des noms de Dieu est Salām : « Celui qui ne souffre d’aucun défaut, le Parfait ». Le même sens est introduit dans le Coran qui évoque le paradis sous l’appellation de dār al-salām, « la demeure de la perfection[11] ». Le sens de « soumission « constitue sans doute l’apport le plus riche de la nouvelle religion puisque le mot islām dérive de la même racine et signifie littéralement « faire acte de soumission «. Néanmoins, l’objet de la soumission a changé par rapport à la période pré-islamique puisqu’il s’agit, selon le Texte, d’une soumission aux commandements divins et au vrai monothéisme dont Abraham est le premier représentant. Abraham est en effet surnommé dans plusieurs passages « le premier musulman «, ou « le premier soumis à Dieu[12] ». Nous pouvons donc affirmer que, d’une manière générale, la paix est insérée dans un large réseau de significations où s’enchevêtrent différentes acceptions telles que la soumission (politique, à la puissance dominante, et religieuse, aux commandements divins), la sécurité, le salut et la tranquillité. Le sens individuel de paix (« tranquillité, vie sauve et saine ») est hypothéqué par le sens politico-religieux (« soumission au Vrai monothéisme », dont Abraham est l’illustre représentant). D’où la célèbre expression par laquelle les impies étaient invités à embrasser l’islam qui dit : « aslim taslam « expression que nous pouvons traduire par « soumets-toi/embrasse l’islam, tu auras la vie sauve/tu seras en paix ». Ainsi se précise le dogme fondamental de l’islam sur la guerre et la paix. Celle-ci est, certes, la finalité à la fois terrestre et métaphysique de l’homme. Cependant, avant de gagner cet état, il faut concevoir la vie comme un champ de lutte multiforme dont la lutte armée – en vue de répandre le message monothéiste – ne représente qu’un aspect.

6Cette étude nous permet de tirer quelques conclusions importantes pour notre thème. Il convient d’abord de noter qu’avec l’arrivée de l’islam, le critère qui détermine l’activité guerrière est la discrimination soumis/insoumis, l’insoumis étant confondu avec l’ennemi. Théoriquement, la seule forme de guerre qui soit juste et le seul meurtre qui ne soit pas sanctionné par des peines légales sont ceux effectués selon cette détermination. On insiste beaucoup sur la distinction muslim/kāfir (« musulman/impie ») qui laisse entendre que l’opposition est strictement religieuse et qu’elle se situe entre les adeptes de la nouvelle religion et les Autres. Mais les choses sont plus complexes puisque le terme musulman, comme nous l’avons montré, dépasse la stricte appartenance à la nouvelle religion et englobe les anciennes traditions monothéistes. Par ailleurs, le texte revendique la distinction entre le musulman, celui qui fait acte de soumission mais qui peut ne pas être croyant et le croyant qui a adopté la nouvelle religion par conviction. Le premier type d’allégeance – dont dépendent les notions de guerre et de paix – est politique, alors que le deuxième est religieux. Cette distinction est évoquée notamment lorsque le Coranparle des Bédouins qu’ils accuse de ne pas embrasser l’islam par conviction[13]. C’est sur la base des nuances que nous venons de souligner que sont organisés, par ailleurs, les statuts des non-musulmans résidant en terre d’islam.

7Les mêmes remarques s’appliquent au terme kāfir utilisé pour désigner l’impie. Ce terme signifiait surtout « l’ingrat, celui qui ne reconnait pas la grâce du bienfaiteur ». Le même terme a été appliqué à des catégories très différentes les unes des autres comme les Bédouins (qui, pourtant, ont embrassé l’islam), les détenteurs des Écritures (les juifs et les chrétiens) et les Polythéistes, notamment les compatriotes du Prophète. Cela veut dire que l’ennemi est moins l’adepte de telle ou telle religion que le groupe posé comme tel par la communauté musulmane, et ce en fonction des situations politiques. Il n’en reste pas moins que le maintien de cette distinction (soumis/insoumis) constitue, théoriquement, le moteur de la lutte politique et armée. Par ailleurs, si le ğihād, pris dans le sens général du terme, représente l’essence de la vie selon l’islam, s’il est, de ce point de vue, une activité pérenne et ininterrompue, il n’est pas sûr que, pris dans le sens de « conflit armé «, l’activité soit vouée à l’indétermination temporelle. Certains passages du texte coranique décrivant la fin de la guerre et la conclusion de la paix appuient la lecture dans cette direction. Il n’est donc pas exact de dire, comme le soutient B. Lewis, que le mot paix n’a « presque jamais été associé à la politique[14] ». Au contraire, la pertinence politique de ce terme dérive de son insertion dans la distinction fondamentale entre soumis et insoumis qui est synonyme de la distinction entre ami et ennemi, à laquelle certains penseurs contemporains réduisent l’essence même du politique[15].

8La deuxième remarque est liée à l’insertion de la guerre dans une conception également politique de la vie puisque cette dernière est devenue un champ de lutte pour l’homme[16]. La guerre est donc subsumée dans une idéologie du combat qui est le ğihād, ce qui veut dire qu’elle n’est  pas la finalité de la politique mais l’un de ses multiples instruments. Cette lutte est déterminée par une finalité métaphysique. Cependant le Coran rappelle à plusieurs reprises que la présence de cette finalité métaphysique ne compromet en rien l’existence d’une finalité humaine, les deux aspects étant intimement et étroitement liés[17]. Ainsi, s’il existe un horizon théologique de la guerre, sa qualification de « sainte «, « sacrée « ou inversement de « profane « n’aurait aucun sens, puisque c’est toute l’activité politique de lutte, toute l’existence humaine qui sont travaillées par cette double destination terrestre et céleste[18].

9La troisième remarque concerne les relations entre les musulmans et leurs ennemis. L’islam engage ses adeptes dans une conception des relations internationales fondée sur la recherche de la puissance sur le plan de la politique extérieure[19]. La paix peut être conclue avec l’ennemi s’il la demande et la cherche, en reconnaissant la suprématie de la puissance musulmane. Le Coran précise que ce ne sont pas les musulmans, autrement dit les soumis à l’autorité divine (ou dans un autre sens ceux qui ont gagné la paix de l’âme) qui doivent appeler à la fin du conflit armé, mais plutôt leurs ennemis[20]. Cette conception politique de la paix est tributaire de la croyance en la suprématie de ceux qui ont fait la paix avec Dieu et avec eux-mêmes et qui, par conséquent, ont pu intérioriser le sens total du mot paix. Mais cela veut-il dire que le Coran élabore une représentation impérialiste des relations entre l’islam et ses voisins ? Nous verrons plus loin que si le Corann’avance pas cette idée, s’il s’en tient à appeler les musulmans à chercher les attributs de la puissance, la première formulation juridique du ğihād sera, elle, porteuse d’une vision impérialiste qui n’est autre que le reflet de la situation historique marquée par la domination de l’islam sur les anciennes terres impériales perses et byzantines.

La formation de la tradition juridique et la pensée de la guerre

10Avant d’aborder la question de la guerre dans la pensée juridique, il convient de rappeler deux faits historiques fondamentaux qui ont eu lieu au début de l’islam. Le premier est l’éclatement religieux de la communauté musulmane et la naissance des schismes et des premiers partis politiques et religieux de l’islam après les évènements de la Grande Discorde (656)[21]. En moins d’un demi-siècle après la mort du Prophète en 632, la communauté connait un déchirement politique et religieux dont l’issue est l’établissement d’un consensus autour du détenteur effectif du pouvoir qui aurait la capacité de maintenir la cohésion de la communauté. D’où l’étiolement de la théorie politique, qui se transforme, surtout chez les juristes tardifs, en une glorification ou justification de la puissance militaire aux dépens d’une réflexion sur le politique en tant que bien commun. Même si ce point n’a pas de conséquences directes sur les réflexions juridiques relatives à la guerre, il convient de le retenir afin de comprendre les changements ultérieurs induits à l’intérieur de ce champ.

11Le deuxième point est relatif aux conquêtes qui ont permis aux Arabes d’étendre leur domination jusqu’aux confins de l’Inde à l’est et jusqu’en Espagne à l’ouest. Cette physionomie générale du monde musulman prend forme à partir de la fin du 7e siècle et du début du 8e siècle. Survenu au même moment que la formation d’un État doté d’une administration centrale, ce changement sensibilise les Arabo-musulmans à la notion de frontière et les conduit progressivement à une certaine représentation du monde musulman dans ses zones centrales et périphériques. C’est ce changement historique qui a produit la représentation binaire du territoire en « demeure de la guerre » (dār al-ḥarb) et « demeure de l’islam » (dār al-islām). Par ailleurs, les conquêtes ont participé à la formation de l’État islamique, notamment par l’unification du territoire. Ce lien s’est vérifié lors des guerres contre les Apostats qui se sont révoltés contre l’autorité du successeur du Prophète et qui ont refusé de verser les impôts à l’État. Le geste du premier calife a été de livrer des guerres à ces rebelles qui n’étaient pas forcément des renégats de la nouvelle religion, mais, dans la plupart des cas, des gens qui voulaient retourner aux formes anciennes de l’organisation politique tribale, caractérisée par le refus de l’allégeance au pouvoir central et par une vision segmentée et indéterminée des limites territoriales[22]. Ainsi, la guerre contre les Apostats et le début des conquêtes ont accentué la centralisation administrative et poussé à la représentation binaire et schématique du territoire et des relations des musulmans entre eux et avec leurs voisins[23]. En même temps qu’elle cimente la communauté et unifie le territoire, la guerre devient un instrument aux mains du calife. Enfin, cet aspect subordonnant la guerre au pouvoir a été accentué par le lien étroit entre le mouvement des Conquêtes et le système fiscal imposé aux nouvelles provinces conquises. Ces dernières ont été une source capitale de revenus pour l’État, ce qui justifie l’insertion du thème de la guerre dans les ouvrages de finance publique (kutub al-ḫarāğ), notamment chez les premiers juristes de l’islam.

12La conjonction de ces deux faits historiques nous permet de comprendre de quelle manière les juristes de l’islam vont réfléchir sur les questions de la guerre et de la paix. Ici, il convient de distinguer deux tendances juridiques majeures dont le développement et l’évolution sont fortement ancrés dans l’histoire politique de l’islam[24]. La première catégorie comporte des juristes ayant vécu pendant les trois premiers siècles de l’islam (7e-9e siècles). Comme le Coran ne donne pas de directions précises sur cette activité, les fondateurs du droit musulman codifient les pratiques guerrières, désormais désignées sous le terme technique de ğihād, à travers les exemples du Prophète et de la pratique des gouverneurs du proto-islam. Certains juristes comme al-Šāfi’ī (mort en 820) ne traitent du ğihād que de manière secondaire, alors que d’autres comme Abū Yūsuf Ya’qūb (mort en 798) lui consacrent un ouvrage à part. C’est surtout al-Šaybānī (mort en 805) qui est considéré comme le véritable codificateur de la « théorie « du ğihād. Ce juriste que certains spécialistes ont surnommé le « Hugo Grotius de l’islam « a cherché à réglementer les lois extérieures du califat dans Kitāb al-siyar (Le livre des conduites). La codification des relations des musulmans avec leurs ennemis prend appui sur un ensemble de traditions et puise ses fondements dans les comportements politiques et militaires illustrés par le Prophète et ses successeurs, d’où l’emploi du mot conduites qui renvoie aux comportements ou pratiques idéal-typiques des hommes politiques.

13Le ğihād est considéré comme un devoir communautaire, dont l’organisation incombe au chef politique, mais qui se transforme en devoir individuel lorsque le dār al-islām est attaqué. Sont abordées dans ces traités les questions du financement du ğihād, les conditions du combat, la déprédation, le sort des captifs, la répartition du butin et autres aspects pratiques liés aux opérations militaires ou à l’organisation administrative des terres conquises. Les premières théories du ğihād sont représentatives d’un islam ivre de sa puissance politique et de sa vitalité culturelle :

Cette position de principe reposait sur une vision totalisante – manichéenne pourrait-on dire – du monde, et reflétait apparemment l’époque où le succès des Futuūḥāt[« conquêtes »] permettait tous les espoirs. Elle s’avéra à la longue, trop tranchée pour que l’on pût la mettre en pratique sans sacrifier les intérêts de l’État. L’évolution de la situation dans le monde musulman, le morcellement du pouvoir califien, l’importance grandissante des schismes et des dissensions, l’affaiblissement des armées musulmanes face à des adversaires plus résolus, eurent tôt fait de la rendre irréalisable, voire chimérique. Les juristes la nuancèrent, dans ce qu’elle avait de trop abrupt, et prirent en considération certains précédents irréfutables : les rapports de « coexistence pacifique « du Prophète et des premiers califes avec quelques uns de leurs voisins[25].

14Ainsi, bien qu’il ait été remis en cause après la Grande Discorde, l’idéal de force et d’unité ne cessait d’animer la théorie politique et par conséquent la réflexion sur la guerre. Codifiée à partir du modèle des Conquêtes, la réflexion sur la guerre pousse les juristes à fixer le modèle du ğihād offensif. Les juristes refoulent délibérément, dans les gouffres du non-dit, et comme s’ils étaient des accidents de l’Histoire, la question des révolutions politiques, du statut de la guerre civile, ou de l’anéantissement des rivaux politiques, fussent-ils de la même obédience religieuse que le calife[26]. La pratique des premiers juristes se fonde sur l’élection de certains faits historiques, appuyée par la mise en relief de certains passages du texte coranique et consolidée par certaines traditions qui répondent à la conjoncture. Cette démarche a engendré une vision normative motivée d’un côté par la pratique interne au droit musulman et, de l’autre, par l’expansion fulgurante de l’islam et par la croyance en sa suprématie sur tous les autres modèles socio-politiques. C’est pour cela que la théorie du ğihād offensif ou la « menace de «croisade religieuse» a plus souvent constitué une fiction et un alibi juridique qu’une réalité historique[27] ».

15L’infléchissement de la théorie générale du ğihād se situe aux alentours du 10e siècle. Les réalités historiques de l’époque sont marquées – sur le plan politique – par l’éloignement de l’idéal de force et d’unité, la mise sous tutelle du califat abbasside, désormais soumis à la dynastie des Buwayhites, et la multiplication des pouvoirs dissidents. Sur le plan religieux, outre la prolifération des sectes, les sunnites commencent à perdre le monopole politique en terre d’islam, notamment après l’installation du califat fatimide (d’obédience chiite) au Caire en 969. Face à ces nouvelles donnes historiques, l’activité des juristes se caractérise par une aporie fondamentale : rappel systématique de la norme juridique d’un côté, et de l’autre, légalisation de la possibilité de l’enfreindre pour des raisons conjoncturelles. Ainsi, dans les parties relatives au ğihād, les principes de la guerre contre l’infidèle sont réitérés même si le califat n’a plus réellement la capacité de mener une guerre contre les ennemis. Parallèlement à ce rappel de la norme établie par les juristes anciens, al-Māwardī (mort en 1058) greffe une nouvelle vision du ğihād, dirigé non plus contre les infidèles, mais contre les schismatiques[28]. Bien qu’il ait évité de mentionner le nom de ses adversaires (les chiites), al-Māwardī est un fervent partisan du regain de la puissance du califat de Bagdad, qu’il faudrait mobiliser à la fois contre la dynastie buwayhite qui lui a imposé son joug et contre le gouvernement fatimide. Son ouvrage majeur, Les statuts gouvernementaux, est pleinement engagé dans l’hic et nunc des problèmes du gouvernement abbasside de l’époque. Le combat contre le musulman appartenant à la branche chiite devient, aux yeux des juristes sunnites, la priorité fondamentale. Du côté de la tradition juridique chiite dont la formation est postérieure au sunnisme, nous assistons à une identité de vision, puisque la guerre contre les « égarés « (sunnites) qui ne reconnaissent pas l’imamat de la postérité d’Ali est, pour Ibn Babawayh (juriste chiite mort en 991) placé avant le combat contre les infidèles.

16Un autre aspect de l’évolution de la « théorie du ğihād» réside dans la réduction de la vision binaire du territoire (dār al-islām/ dār al-ḥarb) qui est réitérée tout en rappelant la possibilité juridique d’établir entre les musulmans et les impies un territoire de trêve. Al-Māwardī admet l’existence de cet « État tampon « qui assurerait la neutralité entre le monde musulman et le dār al-ḥarb. Néanmoins l’identité de cet État n’est pas clairement définie. En réalité, son institution constitue simplement un effort d’adaptation aux nouvelles réalités géopolitiques de l’époque, marquées par le retour en puissance de l’Empire byzantin. Par ailleurs, elle vise à débarrasser le calife de l’une des charges qui lui incombent, à savoir la conduite du ğihād, charge qu’il peut maintenant déléguer à un prince allié. Cet assouplissement de la « théorie du ğihād» aurait été raisonnable si l’on avait présenté une nouvelle lecture du statut de la guerre. Cependant, les ouvrages postérieurs de droit sont imprégnés de conservatisme au point qu’ils vont faire comparaitre les anciennes normes, qui sont le produit de l’islam des origines et les nouvelles règles qui répondent aux urgences de l’Histoire. Cette aporie pourrait être justifiée par la prétention des juristes à ancrer leur pratique dans un champ reconnu et stabilisé, d’où le rappel des codes anciens. Mais à l’intérieur de ce corpus juridique, il est permis de greffer les « exceptions « (aussitôt transformées en normes) qui répondent aux nouvelles situations historiques.

17Ce qu’on est convenu d’appeler « l’intériorisation du ğihād « est sans doute l’illustration la plus complète de ce type de raisonnement. La légitimation – par les juristes des deux côtés, sunnite et chiite – de la guerre entre musulmans constitue l’aspect le plus incohérent de la théorie de la guerre en islam puisqu’elle enfreint le principe selon lequel un musulman ne doit pas porter les armes contre un musulman et parce qu’elle remet en cause l’opposition fondamentale entre soumis et insoumis sur laquelle est fondée la seule forme de guerre juste en islam. L’auteur qui illustre le plus cette attitude est sans doute al-Ġazālī (1058-1111) qui était au 11e siècle l’éminent représentant du retour en force du sunnisme après la domination du chiisme au 10e siècle. Bien qu’il ait été contemporain de la première Croisade, al-Ġazālī n’a écrit aucun traité encourageant les musulmans à combattre les Francs. Au contraire, toute son activité intellectuelle a été motivée par le combat contre les chiites, comme en témoigne la rédaction de son livre Le scandale des ésotériques (Faḍā’iḥ al-bāṭiniyya) dans lequel il se livre à une réfutation des dogmes politico-religieux de cette branche de l’islam. Presque toutes les théories juridiques de l’époque accordent une priorité fondamentale à la guerre contre les schismatiques ou, du moins, estiment que le combat contre l’infidèle doit passer par le retour à l’orthodoxie sunnite[29]. En raison de ce changement, la « théorie « duğihād offensif était devenue une coquille vide, une fiction juridique utilisée afin de motiver une communauté fatiguée par les dissensions. Conséquence directe de cette situation, l’intériorisation du ğihād conduit à la résurgence des autres acceptions du terme. Ce changement amène les musulmans à se remettre en cause et les pousse à réhabiliter l’aspect individuel du ğihād (perfectionnement, combat contre les passions de l’âme, accomplissement d’œuvres  sociales et pieuses, etc..). Cet aspect a été développé notamment par les soufis et les moralistes. Al-Ġazālī lui-même s’est attelé à cette tâche dans sa somme monumentale intitulée La Revivification des sciences religieuses. Notons enfin que le besoin de mener les guerres défensives contre les Croisés a fait de l’adoption de la doctrine du ğihād une pièce maitresse dans la construction du pouvoir des princes désireux de jouer un rôle politique important, mais dépourvus des attributs traditionnels de la légitimité[30].

18Nous avons vu de quelle manière le Coran a mis en place les fondements de la seule forme juste et légale de la guerre et comment il l’a insérée dans une conception particulière de l’existence humaine fondée sur la lutte continue. Cependant, cette conception ne signifie pas qu’il existe une théorie indifférenciée de la guerre en islam, de même que le cadre général imposé par l’avènement d’une nouvelle vision politique fondée sur la lutte ne signifie pas forcément que la guerre est l’horizon fixe de l’existence humaine. Historiquement, l’idéologie duğihād a pu prendre des formes aussi différentes que la guerre offensive, la guerre défensive, la résistance ou la coexistence pacifique. Dans son élaboration juridique, elle a oscillé d’un extrême à l’autre, légalisant à la fois la guerre contre l’infidèle et le combat contre le musulman dissident sur le plan politique et/ou religieux. Si l’on sort les élaborations juridiques de leurs contextes et qu’on les considère comme représentatives d’une « théorie unique «, on oublie le statut et les fonctions de ces élaborations qui ne sont autres que des « machineries conceptuelles de la maintenance de l’univers[31] ». Or, désireuses de rendre compte d’une certaine apologie de la guerre en islam, la plupart des études sur le ğihād réitèrent les vues des juristes, en négligeant de mettre en lumière leurs enjeux, leurs contradictions et leurs failles. La traduction systématique de ğihād par guerre sainte, de même que la volonté de dégager une seule théorie indifférenciée de la guerre en islam est la cause de nombreuses méprises. Outre le fait que le termesaint (muqaddas) n’est jamais appliqué à l’activité guerrière en langue arabe, cette vision s’autodétruit à partir des écrits juridiques eux-mêmes, qui ont fini par légitimer la guerre civile et légaliser le détournement de la guerre de l’extérieur vers l’intérieur des frontières du monde musulman. Ainsi, malgré certaines continuités et quelques permanences qui forment les contours d’une tradition, la réflexion sur la guerre suit, dans l’ensemble, les évolutions de la théorie politique en islam. Or, à moins de tomber dans l’essentialisme, cette dernière n’est que le produit des interactions entre le réel d’un côté, le Texte et l’ensemble des traditions historiques, de l’autre.

Notes

[1]  Outre les nombreux chapitres insérés dans les ouvrages traitant de la théorie politique, nous pouvons citer les ouvrages de M. Khaddūrī, 1955, War and Peace in the Law of Islam, Baltimore, et A. Morabia, 1993, Le Gihad dans l’islam médiéval, Paris, Albin Michel.

[2]  Mu’ğam maqāyīs al-luġa, Le Caire, sans date, article ḤRB.

[3]  Cette signification est attestée dans plusieurs usages, notammentḥarīb et maḥrūb pour dire que telle personne est dépossédée de son bien ou de son argent. Voir également Ibn Manẓūr, Lisān al-’arab, article ḤRB.

[4]  A. Rey, 1992, Dictionnaire historique de la langue française, Paris, Le Robert, article Guerre.

[5]  Notons ici qu’en dehors des sens de base relatifs aux termes deguerre et de paix en arabe – sens attestés par des philologues tels que al-Fārisī – les différentes acceptions ne sont pas datées dans les dictionnaires arabes, qui se contentent de compiler pêle-mêle l’ensemble des emplois existants. Par conséquent, il est fort probable que ces usages linguistiques aient existé à la fois avant et après l’avènement de l’islam. Cependant, il est fondamental d’examiner la manière dont ces usages sont présentés, agencés, modifiés ou occultés dans le texte coranique. L’étude de ce dernier ne signifie donc pas que nous cherchons à établir une frontière philologique entre des usages qui auraient prévalu avant l’islam et d’autres qui lui seraient postérieurs.

[6]  Voir le Coran, IX, 107 et II, 279. Dans les deux premiers versets, l’expression « faire la guerre à Dieu et à son Prophète «, ou inversement « Dieu et son Prophète leur font la guerre « servent à tracer une frontière entre les deux camps, même si l’ennemi n’est pas le même dans les deux passages. Un autre verset (V, 64), évoque le mot guerre en liaison avec Dieu. Cela montre que le terme guerre est utilisé dans ces contextes afin d’invoquer une lutte éternelle entre deux camps foncièrement hétérogènes.

[7]  Cette racine est utilisée 170 fois dans le Coran, que ce soit pour évoquer la guerre ou le statut juridique du meurtrier ou la question de la prohibition du meurtre.

[8]  IX, 20, 41, 88 ; XLIX, 15.

[9]  Voir par exemple le Coran : III, 52 ; XVI, 110.

[10]  A. Morabia, ouvr. cit., p. 339.

[11]  Voir le verset X, 25.

[12]  Voir le verset VI, 163.

[13]  Voir le verset XLIX, 14.

[14]  B. Lewis, 1988, Le langage politique de l’islam, Paris, Gallimard, p. 120. Le texte coranique, comme les ouvrages médiévaux, utilise beaucoup plus les termes silm ou salm, que celui de salām, employé à l’époque contemporaine. B. Lewis ne mentionne pas les deux premiers mots, ce qui lui permet de soutenir que le terme paix n’est pas cité dans le sens technique de « arrêt des hostilités et conclusion d’une trêve ». Notons au passage que cette lecture convient aux thèses qui veulent démontrer qu’il n’existe pas une pensée de la paix en islam et que l’activité guerrière y est conçue de manière pérenne. Elle sied également aux différentes réactualisations du thème par les mouvements radicaux contemporains se réclamant de l’islam.

[15]  Voir C. Schmitt, 1992, La notion de politique, Paris, Flammarion, p. 64.

[16]  Sur la pertinence de la notion de lutte en politique, voir J. Freund, 1965, L’essence du politique, Paris, Sirey, chap. VII : « La dialectique de l’ami et de l’ennemi : la lutte », p. 538.

[17]  Voir par exemple le verset 6 de la sourate XXIX : « Celui qui lutte, ne lutte que pour son bien. Dieu se suffit à lui-même, il n’a pas besoin de l’univers » (traduit par D. Masson, 1980, Gallimard, p. 522). Le statut du butin, réglementé dans plusieurs passages du Coran,montre l’imbrication des fins divine et humaine, terrestre et céleste, puisque le butin est considéré à la fois comme une motivation de l’activité guerrière et une récompense divine octroyée au Croyant qui s’engage dans la guerre.

[18]  Cette vision, qu’on dit être propre à l’islam s’applique à toutes les « théologies «, même celles qui ont formulé une distinction plus ou moins tranchée entre le spirituel et le temporel, le sacré et le profane, le céleste et le terrestre. Voir sur ce point C. Schmitt, 1988, Théologie politique, Paris, Gallimard.

[19]  Cette quête des attributs de la puissance sur le plan « international « n’est pas sans rappeler quelques points chers à l’école américaine du réalisme politique fondée par Morgenthau, comme par exemple le principe de la quête de l’intérêt défini en termes de puissance. Voir J.-J. Roche, 1997, Théories des relations internationales, Paris, Montchrestien, p. 36.

[20]  Ces deux versets attestent cette interprétation : « S’ils inclinent à la paix, fais de même » (VIII, 61) et « Ne faiblissez pas, ne faites pas appel à la paix quand vous êtes les plus forts », XLVII, 35.

[21]  Voir H. Djaït, 1989, La grande discorde. Religion et politique dans l’islam des origines, Paris, Gallimard.

[22]  Voir A. Hasnaoui, 1978, « L’islam : la conquête, le pouvoir », dans F. Châtelet, Histoire des idéologies, Paris, Hachette, t. 1, p. 313.

[23]  Nous parlons de centralisation administrative, malgré les différences entre les acceptions modernes et les pratiques anciennes, et même si certaines traditions tribales subsistent et sont à l’œuvre dans la construction des pouvoirs. Nous employons donc ce terme afin de renvoyer aux différents organes crées par le califat (institution du vizirat, secrétaires, juristes, juges, corps de fonctionnaires, corps militaires, en plus des gouverneurs des provinces qui étaient, au début, nommés par le calife). Par ailleurs, pour ce qui concerne le lien entre la guerre et l’État, nous pouvons affirmer que, sur le plan de la sociologie politique, la première a concouru à la formation du second, alors que sur le plan culturel et idéologique, elle a conduit à la formation de l’identité islamique grâce à la représentation d’un monde uni sous la bannière de l’islam. Notons enfin que le rôle joué par la guerre à cette époque est, par bien des aspects (et notamment pour ce qui concerne la fiscalité), comparable aux processus que  décrit Ch. Tilly lorsqu’il analyse la formation de l’État en Occident dans son livre Contrainte et capital dans la formation de l’Europe de 990 à 1990 (1990, Paris, Aubier).

[24]  La division que nous allons présenter est purement explicative. Elle ne tient pas compte des nombreuses interférences  entre les deux catégories.

[25]  A. Morabia, ouvr. cit., p. 202-203.

[26]  C’est le cas, par exemple, de la bataille al-Ğamal, en 656, et celle de Ṣiffīn en 657. Les juristes n’ont pas accordé à ces « exceptions aux normes de la guerre « un examen particulier, bien que la plupart de ces batailles aient parfois réactivé les mêmes présupposés idéologiques duğihād contre les infidèles. Plus tard, au 10e siècle, al-Māwardī consacre un bref chapitre à la guerre entre musulmans, dans lequel il codifie le statut juridique de la guerre menée par le pouvoir central contre les groupes politiques dissidents. Il en est de même pour le meurtre politique qui, bien que théoriquement illicite, n’a pas fait l’objet d’avis juridiques spécifiques et a été passé sous silence dans l’ensemble de cette tradition.

[27]  A. Morabia, ouvr. cit., p. 204.

[28]  Voir 1915, Les statuts gouvernementaux, traduction par Fagnan, Alger, p. 116-119.

[29]  C’est cette exigence qui explique, entre autres, la lente réaction des musulmans aux mouvements des Croisades.

[30]  C’est le cas de souverains puissants comme Nūr al-Dīnou Saladin (12e siècle) qui se sont appuyés sur cette idéologie du combat afin de construire leur légitimité politique. Dans les théories classiques de l’imamat, cette légitimité repose sur l’appartenance à la tribu de Quray·, ce qui ne fut pas le cas de bien des princes, sultans ou gouverneurs musulmans. Il en était de même, au 12e siècle, pour la dynastie almohade qui a renversé les Almoravides en Occident musulman grâce à l’exploitation du thème du ğihād contre les Chrétiens du nord de l’Espagne.

[31]  P. Berger et T. Luckmann, 1993, La construction sociale de la réalité, Paris, Colin, p. 143. D’ailleurs, chaque juriste, selon les lieux et les époques, a accordé une place particulière au ğihād dans sa somme juridique. Si certains juristes le considèrent comme un pilier de l’islam et le placent juste après le pèlerinage, un certain Ibn Ru·d, grand-père d’Averroès, juriste malikite mort en 1126, a estimé, dans une célèbrefatwa, que le ğihād contre les Chrétiens du nord de l’Espagne pourrait tenir lieu du cinquième pilier de l’islam, le pèlerinage. Cet avis juridique est le fruit d’une réflexion personnelle déterminée à la fois par la conjoncture (danger de la Reconquista) et par des raisons géographiques (éloignement de l’Andalousie par rapport à la Mekke, difficulté du pèlerinage).

Droits

© ENS Éditions

Référence électronique

Makram Abbès, « Guerre et paix en islam : naissance et évolution d’une « théorie » », Mots. Les langages du politique, n° 73, Les discours de la guerre, février 2004 [en ligne], mis en ligne le 09 octobre 2008.

URL : http://mots.revues.org/index15792.html.

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