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Chiffoleau Sylvia et Madoeuf Anna (dir.), Les pèlerinages au Maghreb et au Moyen-Orient. Espace publics, espaces du public

Il faut saluer la réalisation de Sylvia Chiffoleau et d’Anna Madoeuf qui ont publié, en 2005, ces Pèlerinages au Maghreb et au Moyen-Orient. Espaces publics, espaces du public. Les quinze contributions, toutes excellentes, réunies dans ce volume, auxquelles s’ajoutent une conséquente introduction rédigée par les deux directrices du livre, et une belle clôture par Christian Decobert, en fait un recueil sérieux, susceptible de nous amener à réfléchir, entre autres, sur le sens de nos préjugés, qu’il s’agisse de l’islam en particulier ou de la religion en général. Vœu classique, nous dira-t-on. Certes, mais aussi, sans jeu de mots, vœux souvent pieux comme l’a rappelé l’absurdité des débats lors de l’ « affaire des caricatures » ou encore de la crise des banlieues françaises en automne 2005. L’islam reste ce bouc émissaire commode qu’on aime promener à chaque crise pour camoufler tantôt nos paresses, tantôt nos incompétences, ou encore pour éviter les discussions de fond.

Toutefois ce livre, qui traite dans les quatre cinquièmes de ses chapitres de la pratique du pèlerinage chez les musulmans, n’est pas un livre sur l’islam, mais plutôt un recueil de réflexions sur l’économie politique du pèlerinage considéré comme un « patrimoine religieux commun » (Farra-Haddad), et non comme le monopole d’un peuple ou d’une religion donné. Aussi invite-il à un dialogue non pas entre les fidèles – celui-ci a existé de tout temps (Albera) – mais entre les religions qui se sont succédé ou ont coexisté.

L’originalité du livre cependant ne relève pas seulement de son vocabulaire ou de sa rhétorique, mais de sa méthode. Il nous rappelle non seulement la disparité géographique et confessionnelle du rituel du pèlerinage, ainsi que l’histoire longue et forcément diversifiée de sa pratique, mais également il attire notre attention sur sa flexibilité ou sa dynamique. En fait, et à la lecture de ce volume, il est d’autant plus difficile de figer la pratique du pèlerinage qu’elle se situe à l’entrecroisement de phénomènes a priori considérés comme opposés. Pour n’en donner qu’un aperçu rapide, nous citerons quelques-uns de ces binômes.

L’inhérence et la contingence. Sans même parler des apparitions qui sont constamment réactualisées (Albera), la pratique du pèlerinage ne répugne pas à « fabriquer des nouveaux saints » (Introduction). Que l’on pense au patron de la capitale syrienne, Ahmad al-Harun (mort en 1962) ; au Guide de la Révolution iranienne, l’Imam Khomeyni (mort en 1988) ou encore au prédicateur le plus médiatisé de l’Égypte, Cheikh Char’awi (mort en 1998) : tous trois ont rejoint le panthéon des saints, mobilisent la foule, soulèvent l’émotion ou exaucent les vœux.

La norme (ou la tradition) et l’innovation. Cristallisant les dynamiques du transnational, sans doute avant l’heure, le pèlerinage, comme terre de refuge, a servi de zone franche aux personnes en mal de sécurité (Andezian). Il a contribué au brassage des populations, par exemple des Musulmans et des Hindous qui se réunissent autour de la tombe d’un soufi chiite iranien, à Sehwân Sharïf, dans le Sindh central, au Pakistan, sans même que cela soit une source d’unité ou d’un quelconque syncrétisme tant est vive la compétition entre les groupes qui gèrent le charisme du saint (Boivin). Il a également concouru à la création de cités nouvelles, voire de pratiques citadines inédites (Madoeuf, Pagès-El karoui) – alors même qu’elles pourraient contrarier l’autonomie du champ religieux (Pages-El karoui)- ; au développement du commerce au Tchad, tout en permettant la participation des femmes aux affaires (Benafla) ; ou encore à la construction d’infrastructure, de transport, telles que le chemin de fer ottoman du Hedjaz, tout en servant la centralisation de l’État désormais aux mains des Jeunes Turcs (Ezerellie).

Le passé et l’avenir. Certes le pèlerinage, temps de la commémoration des saints, revendique la continuité et s’inscrit dans le passé, par exemple lors des hiloulotes pour les Juifs au Maroc (Dakhama). Il s’enracine donc dans l’histoire et sa vie en dépend. Mais quand s’arrête le pèlerinage, l’histoire s’arrête : « Qu’est-ce vous croyez ? c’est la vie », et celle-ci reprendra le dessus pour un million de fidèles des deux mouleds de Husayn et de Zaynab au Caire (Madoeuf). Et comme événement qui enregistre ou qui véhicule l’histoire d’un mouvement nationaliste tel que celui des Palestiniens, le pèlerinage permet à la fois la réconciliation avec le passé et le deuil de ce même passé (Aubin Boltanski).

La foi et la ruse. C’est en juif que l’immigré arménien se réfugie à Jérusalem afin de rejoindre le rang des processionnaires de son église (Andezian). Et c’est aussi par le truchement du rituel du pèlerinage, mêlant l’attraction et la religion, que les autorités politiques, cléricales ou locales affirment leur modernité à Sidi Amor Bou Hajla, en Tunisie (Ruiz). Enfin, derrière l’opposition vengeresse à la construction du chemin de fer du Hedjaz, au service des pèlerins, qui devait rejoindre La Mecque, ou encore à l’usage du télégraphe dans la région se cachaient des enjeux de pouvoir et de compétition économique entre le Cherif et le gouvernement central ottoman qui menaçait son autonomie (Ezerellie).

L’idéel et le réel. Le pèlerinage est le temps par excellence de la mobilité physique et de la « mobilité extraordinaire » : il est nécessaire à la régénérescence du corps social des daouryin des Regraga au Maroc (Pénicaud). Le déplacement du soi serait ainsi indispensable au dépassement de soi (Pénicaud). Le fidèle finira par accéder au sommet, fût-ce en inventant, par défaut, de multiples petites Kaba, des « hadj des pauvres » diraient les spécialistes des sociétés musulmanes (Pénicaud et Ababsa), sans écarter l’idée d’une classification, voire d’une hiérarchisation entre les saints qui sont tantôt « spécialistes », tantôt « généralistes », ces derniers étant capables d’accomplir tous genres de miracles et de remédier à toutes sortes de situations (Haddad).

L’un et le multiple. On peut parler du culte porté par les musulmans à la Vierge de Notre-Dame d’Afrique qui semble avoir résisté à la guerre d’indépendance, à la montée de l’islamisme et à la guerre civile des années 1990 en Algérie. Des vénérations mixtes judéo-musulmanes sont également attestées au Maghreb. Il faut plus précisément souligner la présence des « sanctuaires ambigus » ou des phénomènes d’« imbrication interconfessionnelle » qui sont des lieux de religiosité mixte, laquelle n’est bien sûr pas à sens unique : si les musulmans vénèrent la Vierge, une figure coranique peut à son tour capter la dévotion de chrétiens ou de juifs (Albera). Que le fidèle puisse avoir recours à plusieurs saints indépendamment de sa propre confession, ou qu’un saint donné soit revendiqué par des fidèles d’appartenances religieuses diverses sont des faits établis. Mais il faut aussi souligner qu’un même pèlerinage peut être compris différemment par les fidèles qui le pratiquent. Ainsi les processions des mouleds égyptiens attestent tantôt l’expression de la culture sociale, tantôt la manifestation d’un pouvoir politique, tantôt l’illustration de l’histoire telle que la voient les soufis, tantôt un carnaval des jeunes, tantôt le récit légendaire de la cité (Mayeur-Jaouen). De même, les mausolées de Raqqa, en Syrie, sont pour le pouvoir de Damas des édifices emblématiques d’une ville du front pionnier agricole ; pour l’État iranien qui vise à l’hégémonie sur le monde duodécimain, des hauts lieux du chiisme ; pour les notables raqqawi, les lieux primordiaux d’une ville sunnite ; et pour la majorité de la population un centre de résistance au sionisme (Ababsa).

Il est difficile de rendre justice à la richesse de ces contributions dans un espace aussi réduit que celui d’une recension. S’il ne fallait retenir qu’une seule idée qui traverse l’ensemble des papiers, ce serait sans doute « le refus de simplification d’une vision en rose du religieux, du métissage pacifique entre les religions et de la tolérance respectueuse » (Albera). Au fond ce livre ébranle la notion même de communitas qui présume pour le meilleur comme pour le pire une solidarité aveugle entre les fidèles. Il réfute le simplisme avec lequel on utilise les mots valises de la « communauté » des « croyants », ou du « monde musulman ». C’est le sens du débat qu’ouvre Christian Décobert dans sa conclusion en nous invitant à réfléchir sur la qualification possible du pèlerinage comme espace public. Celle-ci va à l’encontre des notions figées précédemment citées et rappelle que le pèlerinage demeure avant tout, pour chaque individu, une expérience unique de confrontation au sacré, mais aussi à la nouveauté, au voyage, à la modernité, à la rencontre, à la solidarité, à la différence, voire au conflit (Chiffoleau).

Comme le veut la coutume il convient d’achever ce compte rendu en mentionnant les limites inévitables d’un livre. En l’occurrence les auteurs auraient pu éviter quelques erreurs, sans grande importance pour la compréhension de leur sujet. Par exemple la fermeture des lieux saints de Nadjaf et de Kerbala aux Iraniens ne date pas de la guerre Iran-Irak, mais plutôt de la fin des années 1960 et du différend frontalier entre les deux pays. Dès lors la montée en puissance des sanctuaires de Syrie s’explique moins par le bouclage de la frontière irano-irankienne que par les besoins de l’économie de guerre dans les années 1980. On peut également regretter quelques généralisations, du type : « dans le monde marocain où les musulmans en général estiment peu les juifs » (p. 380) ou « la Mosquée obéit à une religiosité codifiée » (p. 10). Certaines conclusions semblent hâtives. Il n’est pas sûr que l’on puisse partir de l’étymologie du mot pèlerinage en arabe (ziyarat) pour en déduire de la familiarité du fidèle avec les sanctuaires, par opposition à la distance qu’établirait son équivalent latin. Car non seulement il faut prendre en considération d’autres termes qui correspondent au discours et au vécu des pèlerins, tel celui de karavan, qui désigne les unités de regroupement et d’organisation des fidèles, mais encore la notion de ziayarat n’est pas utilisée, du moins en Iran, pour la visite qu’on rend au cercle des amis ou de la famille. Il n’est également pas certain que « l’éloignement par rapport à la Mecque serait propice à la naissance des saints » (p.16). Quelques termes sont ambigus : l’« aspiration populaire », ou le « pèlerin classique » (p.130). Précisons in fine que le « Moyen Orient », curieusement, intègre le Pakistan, mais non l’Iran.

 

Pour citer cet article :

Fariba Adelkhah, «Chiffoleau Sylvia et Madoeuf Anna (dir.), Les pèlerinages au Maghreb et au Moyen-Orient. Espace publics, espaces du public, Beyrouth, Institut Français du Proche-Orient, 2005.»,
Revue des mondes musulmans et de la Méditerranée [En ligne],
N° 119-120 – Migrations Sud-Sud, novembre 2007.

Mis en ligne le : 27 juillet 2007
Disponible sur : http://remmm.revues.org/document3851.html.

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