C’est l’autre guerre. Celle des mots et de la musique en fait de roquettes. Dans l’extrême nord-ouest du Pakistan, là où la frontière avec l’Afghanistan coupe massifs secs et cols pierreux, l’offensive antitalibans se mène aussi sur la bande FM, un théâtre peut-être plus décisif que les champs de bataille.
C’est radio contre radio. Fréquence contre fréquence. Bulletins contre bulletins. Une guerre des ondes où s’affrontent islam modéré et islam radical. « Notre mission est de promouvoir une version éclairée de l’islam pour contrer la propagande des extrémistes », explique un journaliste de Radio Khyber. Appelons-le du nom d’emprunt d’Ahmed Youssouf Chah, car il préfère s’exprimer sous le sceau de l’anonymat pour des raisons de sécurité.
On le rencontre dans la pénombre d’une pièce battue par les pales d’un ventilateur, à Peshawar, le chef-lieu de la Province de la frontière du Nord-Ouest (NWFP). Au pied de l’immeuble, un cuisinier barbu tend des assiettes de mouton gras par-dessus l’étal de son restaurant.
Ahmed Youssouf Chah n’est pas un fanfaron, mais il affiche sa fierté. « Nous avons réussi à détourner beaucoup de gens de l’influence des extrémistes », dit-il. Fondée par le gouvernement provincial de NWFP, Radio Khyber tient son nom de la zone tribale de Khyber, située à une dizaine de kilomètres à l’ouest de Peshawar. L’endroit est éminemment stratégique. C’est la porte d’entrée de l’Afghanistan. Une voie mythique que cette passe de Khyber.
A Khyber, trois mondes – Moyen-Orient, Asie centrale et sous-continent indien – s’y télescopent dans un fracas d’empires et de livres saints. Alexandre le Grand (356-323 av. J.-C.) a franchi cette fameuse frontière. Les Moghols l’ont traversée sur la route de la conquête de l’Inde, au XVIe siècle. Rudyard Kipling y a décrypté les secrets du « Grand jeu » anglo-russe dans Kim (1901). Et l’OTAN y fait aujourd’hui transiter une logistique que les talibans rêvent de torpiller.
Avec Radio Khyber, ce sont des micros qu’on amorce. Une demi-heure de bulletins d’information par jour. Des émissions sportives. Des magazines pour femmes, enfants et personnes âgées, où l’on prodigue des conseils sur l’éducation, la santé, l’hygiène. Des concours de chansons « dans une région où les islamistes radicaux ont détruit la musique », souligne Ahmed Youssouf Chah, journaliste au quotidien Daily Times à Peshawar. Et, surtout, le plus important, le plus politique, le plus stratégique, une heure quotidienne de prêche d’un mollah défendant un islam tolérant.
La mission de Radio Khyber est de contrer trois autres radios FM pirates aux mains de groupes islamistes opérant sur Khyber. Dans ces zones tribales pakistanaises, où la population pachtoune souffre d’un sous-développement chronique et donc d’un fort taux d’illettrisme, les radios sont d’autant plus influentes que la presse écrite est ignorée.
Les islamistes en ont vite tiré parti. Le djihad est ainsi devenu « FM ». Equipement mobile, coût abordable (15 000 roupies, soit 130 euros) : les radios radicales ont essaimé. On en compterait autour de 300. A Khyber, Lashkar-e-Islam (l’Armée de l’islam), Ansar-ul-Islam (Partisans de l’islam) et Amar Bil Marouf wa Nahi Anel Munkar (Promotion de la vertu et prévention du vice) n’ont pas tardé à diffuser leur propagande sur les ondes. Comble de l’ironie, un groupe comme Lashkar-e-Islam, usant et abusant de la dernière technologie radio, appelle à bannir la télévision et promet de châtier quiconque sera surpris en possession d’une antenne parabolique.
Ces islamistes sont rattachés à l’école ultra-orthodoxe deobandi, ils partagent la même idéologie que les talibans mais le gouvernement a su éviter leur ralliement formel au Tehrik e-Taliban Pakistan (TTP). Historiquement, ces deux groupes de Khyber sont nés d’une poussée fondamentaliste dirigée contre l’islam soufi, rattaché au Pakistan à l’école barelwi. De mortels combats opposent rituellement les deux courants, l’intégriste et le soufi. Chacun ayant sa radio FM, les ondes enflamment le conflit sectaire.
En matière de « djihad FM », les groupes fondamentalistes ont un modèle : le mollah Fazlullah. Il n’est pas de Khyber mais d’une région plus au nord, la vallée de Swat, ancien paradis touristique cerné de massifs boisés qu’on appelait naguère la « Suisse de l’Himalaya ». Dès l’été 2007, il en a fait un laboratoire du pouvoir taliban.
L’expérience a duré jusqu’à ce que le gouvernement d’Islamabad, excédé par ses sanglantes exactions, ait ordonné en mai à l’armée de l’en déloger. Aujourd’hui en fuite – on le dit blessé -, le mollah Fazlullah reste néanmoins un modèle, une source d’inspiration. Car il avait bâti sa fortune politique à Swat sur une recette simple : l’usage extensif de sa radio FM. On l’avait même affublé d’un sobriquet : « mollah FM ».
Le plus étonnant est que les femmes ont composé ses premiers bataillons de fidèles. La radio du mollah est venue les arracher à la monotonie d’un quotidien cloîtré. Elle leur accordait une attention inédite. La récitation des versets du Coran, psalmodiés par Fazlullah, était particulièrement prisée dans le huis clos des cuisines. Le transistor rompait l’isolement.« C’était la première fois que les femmes de cette région étaient en mesure d’écouter directement un prêche de mollah, elles d’ordinaire absentes des sermons à la mosquée », explique Manzour Ali Chah.
Quand le mollah Fazlullah a lancé un appel de fonds pour financer sa madrasa (école coranique), les femmes de Swat y ont répondu avec ferveur, lui cédant des trésors de bijoux. Bien sûr, les choses ont ensuite mal tourné. Interdiction de sortir seule au bazar, destruction à l’explosif des écoles de filles, exécutions des opposants : les femmes n’ont plus vraiment reconnu leur « mollah FM », celui dont les prêches les avaient initialement captivées. Mais la leçon était claire : les femmes sont le premier public des apprentis « mollahs FM ». Elles sont leur paradoxal marchepied.
C’est dire si la bataille des coeurs sur les ondes est capitale. Le message d’une radio comme Radio Khyber porte-t-il ? Ahmed Youssouf Chah en est convaincu. Il en veut pour preuve que la station est très écoutée par les extrémistes eux-mêmes, et apparemment avec un certain plaisir. « Certains nous appellent clandestinement pour nous demander de diffuser telle ou telle chanson folklorique », raconte-t-il. Brûlant les étals de CD « décadents » le jour, quémandant une chansonnette le soir. Le ver est-il dans le fruit ?
Le Monde, 23/07/09