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A propos de Weber et l’Islam

max_weber_1.jpgPar: Olivier CARRÉ* – Nous avons depuis quelques années un bon guide de lecture de Weber sur l’islam : l’ouvrage de Bryan S. Turner ([1974], 1978), corrigé discrètement ou complété dans quelques pages postérieures (1981). Quant aux réflexions de Maxime Rodinson (1966), elles concernent marginalement la pensée de Weber lui-même et entrent dans la vaste accolade des post-wébériens, pro- et anti-, que P. Besnard (1970) a établie naguère.

En effet, Rodinson entend Islam et capitalisme au sens de « idéologie islamique » (« coranique » puis « postcoranique ») et toute « formation socio-économique capitaliste », et non pas, comme l’entend Weber, éthique islamique (ensemble de règles de vie sociale et économique de caractère sacré et sous contrôle d’un « clergé ») et esprit (Geist) du capitalisme d’entreprise moderne à sa naissance. Sa réfutation de la thèse selon laquelle « le capitalisme ne s’était pas développé en islam parce que l’idéologie régnant dans le monde musulman avait été opposée au rationalisme nécessaire à ce développement » (p. 116) tombe à côté de Weber, car telle n’est pas l’idée de Weber. On connaît la belle colère de ce dernier : « On ne devrait critiquer que les ouvrages qu’on a lus, voire ceux dont on n’a pas encore oublié le contenu ! » (1964 : p. 76, note 27). Une autre indignation de Weber nous paraît encore plus pertinente, dans la situation française présente où le journaliste est roi, par écrit et par écran : « les hommes de lettres croient aujourd’hui pouvoir se passer du spécialiste, ou bien le ravaler au rôle de collaborateur subalterne du « voyant » (Schauender). Si le dilettantisme était le principe de la science, il en serait aussi la fin. Que celui qui désire « voir » aille au cinéma. D’ailleurs, ne lui offre-t-on pas aujourd’hui, sous une forme littéraire, une masse de choses qui appartiennent au champ de nos investigations ? Rien n’est plus éloigné d’études sérieuses et strictement empiriques que semblable attitude » (1964 : p. 28). Depuis quelques années, concernant l’islam politiquement actif, c’est ce dilettantisme de quelques « voyants » qui est écouté et même recommandé jusque dans les sanctuaires supposés des études sérieuses : le spécialiste, au nom d’une étrange « valorisation de la recherche », peut bien d’office être « ravalé au rôle de collaborateur subalterne » de ces « voyants ». Les ministères peuvent préférer financer des projets « voyants » que des spécialistes. D’où le cas typique du chercheur en « science politique » parasite du journaliste et réciproquement (1). Weber nous mettait en garde d’une manière générale. De plus, un antisémitisme hérité de Renan, épistémologique d’une part (la rationalité n’est pas sémite), politique et civilisationnel d’autre part (l’avenir de la civilisation exige la « destruction de l’islamisme », Renan) (2), se réclame volontiers de Max Weber. C’est la masse des post-wébériens (Parsons [1949] et ses petits) qui a standardisé cette idée simple en la marquant du sceau de la « science politique » du Moyen-Orient et de l’Asie. Ainsi la scolastique « science politique » du XXe siècle prend brillamment le relais de celle, théologique, du Moyen-âge : le même refus de la possibilité même d’existence de l’islam. Il convient donc de voir d’un peu plus près ce que dit réellement Weber sur l’islam.

Bien que Renan, fidèle en cela à Spinoza (Tractatus, 1965), ait très clairement rejeté le positivisme d’Auguste Comte (3), on peut voir en lui « l’Auguste Comte de l’orientalisme » (B. Turner, 1981, p. 261), par sa « philologie comparative » en vue de définir le monde sémitique, ou l’Orient en général, par ce qu ’ils n ’ont pas. Marx et Weber tablent sur cette tradition orientaliste toute fraîche, sans guère y ajouter. L’Orient – en particulier l’islam -, c’est ce qui n’a pas de science, ni de démocratie, ni de liberté d’opinion, ni de propriété privée, ni d’ascétisme religieux, ni – donc ! – de progrès industriel. D’un autre point de vue, on parlera de « despotisme oriental » pour caractériser ce non-Occident, qui est même vu comme un contre Occident qui, par ce despotisme congénital et contagieux, a pu miner de l’intérieur l’authentique socialisme européen (4). C’est oublier combien le totalitarisme nazi, par exemple, est un phénomène typiquement lié à la modernité européenne individualiste (Louis Dumont, 1983, p. 134-62). Nous y reviendrons.

Donc Weber répercute l’orientalisme reçu de l’époque, en particulier l’islamologie (très remarquable) de son ami C.H. Becker qui, à la différence des autres grands islamologues d’alors, insiste beaucoup sur l’impact économique formidable de l’éthique coranique puis musulmane, et sur l’organisation économique des États musulmans classiques. Autre idée reçue (cf. Besnard, 1970, p. 8), corrélative à l’idée orientaliste : celle du lien entre l’éthique calviniste et l’essor du capitalisme d’entreprise. Weber, contrairement à ce que croit Rodinson (1966, p. 91-129), a discuté, corrigé, modifié, retourné même, cet énoncé stéréotypé, en repoussant la notion de causalité univoque, en envisageant plutôt des homologies de structures, des « affinités électives », non pas entre une foi, une idée, et l’évolution socio-économique, mais entre une éthique, un réseau de règles de conduite socio-économique propre aux communautés calvinistes tardives, et la naissance d’un état d’esprit (Geist) très particulier, anormal, de brève durée, et dont la mécanique capitaliste, une fois enclenchée, n’a plus besoin.

Corrélativement à cette idée – à la fois reçue et retournée -, Weber aborde l’islam, qu’il voit à juste titre comme l’héritier fidèle du judaïsme en matière d’éthique sociale et économique (Weber, 1970, p. 22), grâce à sa lecture de Becker, en se posant la question suivante : pourquoi l’islam, religion intra-mondaine, prophétique, monothéiste et de salut, n’a-t-il pas réussi à faire naître chez lui l’état d’esprit collectif de la rationalisation capitaliste (Turner 1981, p. 271) ? Turner va trop loin dans son interprétation de Weber sur ce point puisqu’il dit que selon Weber l’islam « a échoué à produire une éthique compatible avec la rationalité » (ibid), ce qui n’est pas l’idée de Weber. Au contraire, cette éthique existe, la communauté fervente de Médine sous le contrôle de Mahomet est comparable, dans ses effets économiques, à celle de Genève autour de Calvin (Weber, 1971, p. 468 et 624). Les musulmans tartares sont d’audacieux entrepreneurs, individuellement pris (Weber, 1968, p. 1095), et – ajoutera P. Bourdieu (1958, p. 43-58) dans la même inspiration – les Ibadites (musulmans conséquents, puritains si l’on peut dire, mais sans credo propre) du Mzab algérien, sont de longue date d’excellents exploiteurs de palmeraies et de parfaits négociants. Sur ce point, Rodinson (1966, p. 93 sq.) argumente parfaitement, mais dans le sens de Weber, et non contre lui. Même argumentation que celle concernant les Jaïn et les Quakers (Nevaskar, 1971) : Rodinson met à contribution Becker, alors que Weber, le plus souvent, ne fait que répercuter ce dernier afin de montrer combien l’islam originel était a priori éminemment favorable à une activité économique rationalisée. A la différence des post-wébériens Parsons et (sur la Chine et la « négativité propre à l’Asie », in Turner, 1981, p. 278) Bendix, Weber ne met pas en avant une « mentalité asiatique », en particulier islamique, mais des structures économiques et surtout politico-militaires (Turner, 1981, p. 286).

Ce noyau de la pensée wébérienne est, étrangement, ignoré par Rodinson qui se situe, à la suite de Liithy (1965) (cf. Rodinson, 1966, p. 273, note 3), dans une polémique, artificielle pour l’essentiel, entre Weber et Marx (5). Les deux avaient le même bagage orientaliste et aussi les mêmes idées reçues sur le semi-féodalisme asiatique, ou « prébendaliste » (Weber) ou « mode asiatique de production » (Marx) (cf. Turner 1978, p. 2, 16-19, 78). Là où Weber est original et se démarque franchement de Marx, c’est en insistant sur les structures politiques du monde musulman : patrimonialisme et plus tard sultanisme, qu’il enracine dans la carrière sociale de guerrier qu’a dû suivre la « prophétie éthique » coranique, et ce, par la volonté et du vivant même de Mahomet (cf. Weber, 1966, p. 51, 87 ; 1968, vol. 2, p. 626, etc.). (Turner, 1981, p. 274 sq.) Le monothéisme ascétique extramondain originel est transformé en une éthique de la conquête militaire. Le martyr musulman est celui, en effet, qui meurt dans la guerre pour Dieu, pour le territoire de Dieu. C’est bien là un trait caractéristique de l’islam. Weber en conclut que c’est cette éthique guerrière – et les structures patrimoniales et de prébende qu’elle détermine – qui géna l’essor de l’état d’esprit du capitalisme moderne (cf. Turner, 1978, p. 2). C’est l’État islamique, en tant qu’État militaire religieusement légitimé, avec sa bureaucratie propre et sa jurisprudence, qui faisait obstacle. L’historien de l’islam n’aura pas de mal à discuter cette affirmation, à la nuancer fortement selon les époques.

Mais restons chez Weber. La Chari’a, dit-il, a deux aspects. Comme Règle sacrée intangible assimilée au Coran divin (à tort d’ailleurs, Weber le montre bien en parlant non pas d’une Loi divine et révélée comme le Décalogue, mais d’un Droit de jurisconsultes, créé par eux tardivement), elle fournit un cadre rigide, une norme absolue, inapplicable telle quelle, sans influences causales directes sur les conduites économiques. Seulement, en tant que telle, elle sert de référence à toute poussée intransigeante radicale, puritaine, réformiste. L’écart évident et permanent entre la Norme divine et la pratique est un ferment permanent de changements possibles, (cf. Turner, 1981, p. 274). Ce point a une grande importance, car il démolit les a-priori usuels sur le caractère figé de la théocratie ou nomocratie islamique. En parlant de phénomènes actuels, on peut dire que le « réformiste puritain nouveau style » penche nécessairement vers le « révolutionnaire social » (Gellner, 1981, p. 67). Ajoutons que la lutte armée révolutionnaire (de guérilla, de piraterie, de terrorisme suicidaire) est de nos jours islamisée sans difficulté, par une relecture coranique obvie du thème de la guerre pour Dieu (Jihâd dans la Chari’a, qitâl dans le Coran) (cf. Carré, 1984, p. 136-42). Seulement, ces guerriers de Dieu nouveau style n’entendent nullement étendre le territoire, se fournir du butin, répartir des « cures » -iqta, que Weber traduit par beneficium ou prébende : Weber, 1968, p. 1076-, payer des gardes mercenaires non musulmans et étrangers… Ils entendent au contraire détruire les choses actuelles dans leurs pays et, tout simplement, « appliquer la Chari’a » intégralement.

L’autre aspect de la Chari’a, c’est, selon Weber qui insiste surtout là-dessus, la « domination patrimoniale », avec l’arbitraire et le caractère imprévisible des décisions judiciaires : instabilité du droit (6). Vieille idée, que Weber rapproche de la « Kadi-justice » anglaise, sans formalisation systématique, ce qui, note-t-il, n’a pas empêché le capitalisme d’entreprise de naître précisément en Angleterre. Ainsi les deux aspects de la Chari’a – Norme sacrée intangible, jurisprudence arbitraire -ne sont pas de soi anti-modernes, ni anti-radicalisme puritain. La « prophétie éthique » d’un réformiste convaincu peut en quelques jours transformer des « normes stéréotypées » en « une disposition intérieure sacrée que diverses maximes de comportement peuvent sanctionner selon la situation » (Weber 1971, t. 1, p. 586), texte capital sur lequel nous reviendrons.

La bureaucratie musulmane, quant à elle, est vue par Weber (7) comme très étendue, plus anonyme que la relation féodale européenne, donc très rigide, mais quand même avec une essentielle dépendance personnelle (et non interdépendance) : le favoritisme. Bureaucratie considérable donc, mais « patrimoniale », pas « rationnelle » au sens de la bureaucratie moderne vue comme entièrement détachée du clientélisme et des liens familiaux (cf. Lerner, 1964). Au début, selon Weber, il y a le patriarche omnipotent dans sa maisonnée, avec pour seul personnel administratif sa famille étendue. Puis ce « patriarcalisme » wébérien s’élargit, par les nécessités de sa prospérité, en « patrimonialisme », dans lequel le personnel administratif est constitué en majorité d’individus dépendants extérieurs à la famille élargie (8) : esclaves, colons, mercenaires. Aussi le « patrimonialisme » tourne-t-il au « sultanisme », lequel met en œuvre la contradiction entre la dépendance de cette armée de clients d’un côté et la dépendance (normalement inexistante, mais de plus en plus croissante et menaçante) du patron, du « sultan », à l’égard de ses clients, qui détiennent non pas le droit légitime de violence mais les instruments de la violence. D’où les incessantes « révolutions traditionnelles » de palais, l’instabilité des équipes administratives, sur un fond de structures sociales figées.

N’insistons pas sur ces analyses wébériennes, voire marxistes, là encore très voisines (cf. Turner, 1978, p. 81 ; et aussi, Insel, 1984), ni sur les conséquences concernant, selon la doctrine reçue héritée de Becker, mais déjà de Adam Smith, James Mill (sur l’Inde), John Stuart Mill (cf. Turner, 1978, p. 16) : la ville musulmane comme lieu seulement de l’administration islamique centrale, du commerce et de la religion, sans corporations, sans culture civique de communauté citadine, sans cohésion sociale propre, bref sans bourgeoisie proprement dite (cf. Turner, 1978, p. 103). D’où, dit-on, piété sunnite de Chari’a pour les oulémas et les notables, mais non pas cette piété puritaine du bourgeois européen. La « mentalité Chari’a » servirait à rassurer l’individu en inversant dans l’imaginaire l’insécurité et l’instabilité de la vie quotidienne… Et Turner de pousser l’argumentation en recourant à Ibn Khaldoun. Pas de ’açabiyya (cohésion) propre à la cité comme telle, dit-il, en islam : la mentalité Chari’a fut incapable de produire l’équivalent urbain de la ’açabiyya tribale rurale. Le soufisme, lui non plus, ne favoriserait pas l’indépendance urbaine. (Turner, 1978, p. 105).

Il faudrait, pensons-nous, corriger cette vue cavalière. Ibn Khaldoun décrit et analyse, abondamment et avec précision, les solidarités propres aux groupes sociaux urbains : ’açabiyya militaire en milieu urbain récent ; ’açabiyya des professions en milieu urbain moins récent (cf. Carré, 1982). Il souligne bien, en revanche, que c’est la cohésion de type tribal (’açabiyya), disons « patrimoniale » pour plaire à Weber, qui se perpétue dans les villes ; pour Ibn Khaldoun, le tribal n’est pas nécessairement rural ou bédouin, encore moins nomade. Le parallèle entre la typologie khaldounienne des cohésions et des types de pouvoir politique qu’elles favorisent, et la typologie wébérienne est suffisamment frappant pour qu’on en parle quelque peu, puisque Turner s’est contenté d’une référence stéréotypée à Ibn Khaldoun. Ibn Khaldoun a, en effet, comme Weber, l’avantage hagiographique d’être sans cesse défiguré par les post-khaldouniens tant orientalistes qu’orientaux. La solidarité agnatique restreinte à la base d’un pouvoir « rationnel-et-religieux » correspond au « patriarcalisme » wébérien. La solidarité de type agnatique, mais étendue par les esclaves et clients et par la confédération de tribus, à la base d’un pouvoir « rationriel-et-religieux » correspond au « patrimonialisme » wébérien. Le « sultanisme » wébérien correspond à un « pouvoir rationnel-et-religieux dans l’intérêt du détenteur du pouvoir », sur une base (précaire) de groupes solidaires militaires en milieu urbain florissant, dans la vue khaldounienne. Il convient, une fois encore, de rappeler que ce dernier ne distingue pas le « rationnel » du « religieux », mais de l’« idéal » (soit « utopique » à la manière de la République de Platon et de la Cité vertueuse de Farabi etc., soit historique mais non renouvelable, « miraculeux », à savoir les quelques années de la communauté musulmane prophétique à Médine). Le religieux (islamique) peut caractériser « l’idéal » (c’est le cas de Médine primitif) et le « rationnel » (c’est le cas des États musulmans, califats, sultanats, émirats). Routinisation du charisme originel, passage de « l’éthique de la conviction » à une « éthique de la responsabilité » – donc fortement rationnelle et adaptée aux conditions nouvelles de vie -, aboutissement nécessaire (et fructueux et « profondément révolutionnaire ») de la prophétie (solitaire, décalée, irrationnelle à première vue) à une rationalisation croissante et nouvelle des méthodes de vie, tout cela est assez clairement analysé par Ibn Khaldoun – avec des notions souvent équivalentes de celles de Max Weber. Le « désenchantement » khaldounien est, lui aussi, très visible sur deux points précis. Primo, la plupart des pouvoirs – aussi religieux et/ou rationnels qu’ils soient – tendent à la défense des intérêts propres du détenteur du pouvoir aux dépens de l’ intérêt public. Weber – on oublie souvent de le dire quand on parle des vues wébériennes sur l’islam – savait très bien que le capitalisme moderne dans ses phases actuelles produisait de nouveaux clientélismes, de nouveaux « sultanismes » pour ainsi dire, symbolisés par le thème de la « cage de fer ». Gomme Musil et Kafka, il sentait bien la tendance, « l’affinité élective », au totalitarisme à base individualiste (cf. L. Dumont 1983) qu’a la rationalisation bureaucratique. Ibn Khaldoun parlait de l’agonie des solidarités, même mi-tribales, mi-professionnelles, en milieu urbanisé décadent fortement menacé par des solidarités rurales environnantes. Cet individualisme peut même être vu comme surpassant la solidarité des groupes d’alentours ou comme rejoignant, hors les murs, l’individualisme primitif des groupements archaïques que Ibn Khaldoun décrit également. Le « tous contre tous » devient alors la devise des totalitarismes européens contemporains (cf. Dumon, 1983, p. 154). Devise essentiellement individualiste, non holiste.

Ajoutons l’autre trait du pessimisme khaldounien qui s’apparente au désenchantement wébérien : au grand dam des « revivalistes » islamiques révolutionnaires actuels, Ibn Khaldoun exclut à tout jamais le renouvellement durable et conséquent de l’idéale et prophétique communauté fervente médinoise. Elle est, après 632 (mort du Prophète) ou, du moins, après 661 (mort du dernier calife saint, Ali), aussi utopique que la République platonicienne. Notons que Weber marque le terme du « conventicule piétiste » très vite après l’an 622. (Weber, 1971, p. 624). Ibn Khaldoun, très sceptique sur le califat (comme son aîné Ibn Taymiyya, pour des raisons voisines : même constat d’échecs colossaux), n’envisageait pas la mort du religieux, comme le fait Wéber après bien d’autres. Du moins, contre Ibn Taymiyya même s’il ne le nomme pas, en tout cas expressément contre la primitive tradition chiite, Ibn Khaldoun affirme-t-il puissamment que le pouvoir politique avec toutes ses fonctions n’a nullement besoin, pour s’instaurer, durer et fonctionner, d’une légitimation religieuse. Cela fait de Ibn Khaldoun, presque ignoré des musulmans eux-mêmes jusqu’au milieu du XIXe siècle, un penseur moderne, un chantre, selon certains (Abdel Razeq, 1933 ; Laroui, 1981) de la laïcité, au sens de séparation entre le politique et le religieux.

Turner, sur ces points (laïcité, totalitarisme) apporte de précieuses réflexions, que confirment les perspectives très sages et excitantes de L. Dumont déjà mentionné et de CAO. van Nieuwenhuijze – deux auteurs que Rodinson (1966, p. 213-216,220) stigmatise comme pratiquant la « méthode idéaliste », c’est-à-dire, selon sa propre vue de Weber, wébérienne. En fait, nous allons le voir, c’est Rodinson qui est profondément conforme à la vulgate post-wébérienne de la modernité univoque, tandis que les autres, les « idéalistes », plus wébériens, sont par là plus utiles pour tâcher de comprendre le monde actuel de l’islam en pleine modernisation non-occidentale, non post-wébérienne standardisée.

Avec raison donc Turner rappelle que l’absolutisme, phénomène occidental des XVIIe et XVIIIe siècles, est la condition nécessaire à l’essor du capitalisme selon certains (Poggi, 1978), ou l’ultime défense de la classe féodale face à la classe marchande montante et face à la paysannerie selon d’autres. Turner essaie d’expliquer que la centralisation du pouvoir politique par un régime absolutiste était inévitable pour le développement du capitalisme plus tardif (« later developers ») : non pas en Angleterre où il naquit grâce au laissez-faire politique, mais en France, en Allemagne, en Italie, en Russie où l’État devait – et de manière accélérée pour rattrapper l’avance anglaise – jouer le rôle du principal agent du développement capitaliste en lieu et place d’une bourgeoisie urbaine faible et sous-développée (cf. Gerschenkron, 1962).

Ainsi l’argument développementaliste univoque des politologues « orientalistes » (Alexander, Halpern, Meyer, Perlmutter, 1977, etc.) est à appliquer d’abord au capitalisme européen continental. En regard, c’est plutôt la faiblesse de l’État en Orient – par exemple en Perse puis en Iran – qui, subordonné qu’il était aux intérêts économiques britanniques, français, russes, empêchait les changements économiques (Turner, 1981, p. 217). Ainsi le « despotisme oriental » relevait peut-être de la projection sur l’Orient (sur l’islam en particulier) des hontes de la nouvelle société europénne capitaliste. Ce processus de projection a été bien identifié à propos de l’antisémitisme contre les Juifs au cours du XXe siècle : le complot totalitaire planétaire « des Sages de Sion » n’était, on le sait, que la transposition franco-russe brute (sans arrangements littéraires notables) d’un pamphlet très argumenté contre l’absolutisme de Napoléon III (Cohn, 1963). Nous pensons, en fait, que le même processus continue d’être à l’œuvre, dirigé désormais contre l’islam plutôt que contre le judaïsme. La théorie développementaliste univoque des post-wébériens actuels n’est-elle pas foncièrement antisémite dans le sens où Renan parlait de la destruction de la « chose sémitique » ? Ce qu’on peut appeler paradoxalement l’illusion totalitaire « stalino-rostowienne » (M. Chatelus, 1983, p. 9) émane directement de ces certitudes post-wébériennes : encourager et soutenir, au nom du développement économique autoritaire accéléré en cinq étapes (W.W. Rostow, 1959), un régime policier à l’école stalinienne (souvent directement, par la formation d’experts chez le « grand frère » ou par la présence locale de conseillers staliniens, associés parfois à des spécialistes nazis réfugiés, comme ce fut le cas en Syrie et en Egypte).

Turner insiste sur l’Iran du Shah avec, dans les années 60, la « Révolution blanche ». Le régime totalitaire conforme aux vœux de Kennedy et de son équipe (dont Samuelson et W. Rostow), avait pour fonction une réforme agraire autoritaire, une industrialisation centralisée (avec un large secteur d’équipement militaire), une dictature accentuée et techniquement très avancée. Les post-wébériens verront là aisément la continuité de l’État-patron militaire des Safavides (avant les Qajar), bref l’éternel « despotisme oriental ». Turner (avec Halliday, 1979, p. 29 sq) a raison de montrer que ces dictatures modernisatrices sont en rupture radicale avec les régimes anciens (Turner, 1981, p. 225). Elles sont les copies des totalitarismes foncièrement individualistes de l’Europe capitaliste « tardive » post-populiste, en Allemagne et en Russie notamment : la concomitance, la communauté d’origine et d’objectif, du nazisme et du stalinisme, leur caractère essentiellement individualiste et non holiste, ont été montrés par L. Dumont (1983), contre Arendt. Car il y a un simulacre holiste efficace, mais entièrement réorienté vers le « tous contre tous » : l’État proprement dit n’existe pas, la « nation » sert exclusivement au succès du parti, et la réussite économique supposée et planifiée justifie toutes les liquidations administratives d’individus, de groupes ethniques et de la race menançante (juive ou, plus largement, sémite). Cette « race » qui complote contre le monde civilisé moderne, on y projette tout ce qui relève du mauvais et nostalgique holisme social de jadis : les solidarités primordiales, le tribalisme, la famille élargie, les religions, ferventes ou légalistes, bref toutes les formes de la ’açabiyya standardisée khaldounienne (Gemeinde, Gemeinsam wébériens), tout ce que la sociologie de la modernisation ou de la mobilisation considère comme ayant disparu à jamais dans les sociétés « modernes », développées, « rationnelles ». Parmi d’autres, Boudon (1982, p. 370, 461) dégonfle judicieusement ces certitudes qui, selon nous, relèvent de l’antisémitisme épistémologique de Renan et de sa suite, dont Weber en partie.

A propos du religieux et des religions, il était admis que la sécularisation, la laïcisation, voire l’irréligion et l’athéisme, sont le passage obligé de toute modernisation. C’est même cet a-priori non discuté qui permit le contresens important déjà noté sur Ibn Khaldoun : « le rationnel » est, pensait-on, évidemment opposé au « religieux » (Lacoste, 1972 ; L’aroui, 1981). N’insistons pas sinon pour appuyer la remarque de Turner (1978, p. 162-70) concernant la laïcisation turque des années 20 et 30 : contrairement aux idées reçues chez les politologues en général (post-wébériens parsoniens : Lerner, Mac Intyre, etc.) : l’exemple de la modernisation turque de Mustafa Kemal Ataturk ne démontre pas la validité infaillible de l’idée wébérienne selon laquelle la sécularisation, qui est le produit social nécessaire du capitalisme moderne et de l’éthique protestante ascétique intra-mondaine (Weber), est aussi globale et mondiale pour ce « Brave New World » (Aldous Huxley) dont on connaît la célèbre devise : « Communauté, identité, stabilité ». En réalité, la sécularisation turque est à voir comme un mimétisme volontaire de l’Occident supposé laïcisé. C’est une certaine élite turque, formée en France et influencée par Durkheim notamment – mais aussi, Turner ne le dit pas, par l’orientalisme hérité de Renan – et par une ambiance post-wébérienne diffuse (P. Dumont, 1983, p. 165 et 191). Ajoutons que, parallèlement, une certaine élite intellectuelle syrienne a subi un peu lus tard les mêmes influences parisiennes : Arsouzi, Aflaq, Bitar notamment, fondateurs du système philosophique du « nationalisme arabe » de tendance non confessionnelle. L’islam comme religion n’est pas supprimé, mais considéré comme étant éminemment la cohésion sociale même des société de culture musulmane. D’où les effets – lourds de conséquences ultérieures très graves – de cette sécularisation de modèle kémaliste : l’élite est scindée, l’une religieuse, l’autre laïque, cette dernière seule étant encouragée et favorisée. L’élite religieuse, privée de moyens, dévalorisée par le pouvoir, privée de fonctions importantes comme l’éducation (même religieuse) et la judicature, ne progresse certes pas en valeur intellectuelle, en inventivité, en recherche théologique. Un « populisme » turc, naturellement cristallisé sur l’islam non kémaliste, non laïcisé pour ainsi dire, ne peut aujourd’hui compter – comme en Iran contre le Shah, ou en Egypte et en Syrie, au Liban, en Irak contre la « galaxie nasséro-baassiste » – que sur une élite religieuse intellectuellement faible, peu cultivée, aigrie, et, donc, aisément intégriste. La culture populaire islamique se trouve aujourd’hui trahie successivement par le laïcisme post-wébérien à la manière kémaliste, nasséro-baassiste, « stalino-rostowienne » – tant célébré par les post-wébériens -, puis par les révolutions islamiques récentes. Donc, disons que les théories globalistes de la modernisation laïque sur un modèle unique ne sont nullement étayées par l’exemple de la Turquie kémaliste (Turner, 1978, p. 175) et d’autres expériences comparables, comme celle de l’Iran du Shah (Turner, 1981, p. 217 sq., qui assimile à juste titre Reza Shah à Ataturk). Il nous semble, en regard, que le modèle de développement d’un « monde unique pluriculturel et donc polynormatif » (CAO. van Nieuwenhuijze, 1982) est beaucoup plus proche d’un possible vrai « Brave New World » (9). Bien entendu – contre la théorie des « élites occidentalisées » seules « porteuses du progrès modernisateur » (ainsi Rodinson, 1980, XLVI) et contre celle des minorités révolutionnaires -, ce sont les sections non extrêmes du spectre des sociétés musulmanes actuelles, ce sont « les groupes sociaux du milieu », qui, ambigus par essence, et donc porteurs d’avenir, se gardent de l’extrémisme fondamentaliste d’une part (tout en s’y ralliant parfois) et de l’extrémisme laïciste d’autre part (en s’y ralliant aussi parfois). (CAO. van Nieuwenhuijze, ibid.). Ces « groupes médians », dans un second temps, rationaliseront la « prophétie éthique » de pure « conviction », irresponsable encore, des actuels extrémistes islamiques comme celle des ci-devant extrémistes laïcistes. Ceci suppose que l’on partage, avec Weber (et contre la plupart des post-wébériens), l’idée selon laquelle la rationalité et la rationalisation des règles et des conduites économiques modernes (issues du capitalisme d’entreprise né en Europe de l’Ouest), ont des formes variables. Il s’agit de la raison pratique. Les moyens, les modes de mobilisation, les lieux des réserves d’énergie humaine individuelle et collective etc., sont divers selon les cultures. C’est précisément cette diversité qui a motivé les recherches comparatives de Weber, qui s’attachait à ce qui distingue éminemment : les traditions religieuses. La « compréhension » wébérienne n’est certes pas (comme semble le croire Turner, 1974, p. 38) phénoménologiste au sens que seuls des musulmans savent parler de l’islam, mais elle est la rationalisation méthodologique rigoureuse à l’aide de la construction de types purs (Séguy, 1980 ; Boudon, 1982, p. 366). Il s’agit là, par a-priori méthodologique, on le voit, d’un désir de cerner des choses singulières et diverses (10). Enfin, pour donner rationnellement leur chance aux extrémistes islamiques actuels, on peut adhérer à l’analyse que fait Weber (1971, p. 585-86) de l’œuvre de « profondes révolutions » – économiques en particulier – que réalise un mouvement puritain actif. Il « fait éclater les normes religieuses stéréotypées » (11) pour les faire passer au tamis de la conviction prophétique aux fins d’adapter aux situations nouvelles, avec une souveraine liberté, non pas les anciennes normes stéréotypées (qu’a déjà « fait éclater l’éthique de la conviction »), mais la « disposition intérieure sacrée » elle-même, « maximes de comportement » qui contribueront – après la période de la « conviction » non responsable – à une rationalisation d’un nouveau type, mais sur les mêmes bases, les mêmes racines, la même culture, les mêmes valeurs centrales et les mêmes normes fondamentales que celles de la prophétie éthique fervente. Voilà pourquoi le piétisme ascétique intra-mondain des groupes islamiques activistes, loin d’échapper aux hypothèses wébériennes, entre au contraire de manière frappante dans le champ de vision de Weber. Tous les documents produits par ces groupes, à première vue insignifiants, lourdement apologétiques, répétitifs des antiques normes sacrées immuables de la Chari’a abstraite, s’ils sont lus dans leur contexte propre, et mis en « compréhension » à la manière wébérienne, deviennent d’inestimables documents d’un fait social mondial considérable (cf. Kepel, 1984 ; Carré, 1984). Le schéma de van Nieuwenhuijze est beaucoup plus proche de cette « compréhension » wébérienne que celui de la modernisation univoque. Ajoutons, précisément pour comprendre l’efficacité de ces groupes fervents musulmans, que la « théodicée » proprement islamique, comme Weber l’a bien noté (Weber, 1964, p. 130-31, note 17) (12), est centrée sur la. prédétermination et sur l’absolue responsabilité individuelle devant Dieu seul. Prédétermination, non prédestination. Pourquoi confondre les deux notions (ainsi Rodinson, 1966, p. 106) ? Les tortures de la solitude absolue du « prédestiné » calviniste tardif, méthodiste ou baptiste, tels que les voit Weber, n’existent pas en spiritualité musulmane revivaliste. L’obsession de la besogne pour elle-même est un fait original, un hapax probablement. En revanche, la sensibilité extrême à la prédétermination divine jointe au sens de l’immédiate responsabilité individuelle intra-mondaine situe « l’islamiste » dans l’action mondaine individuelle, violente s’il le faut, de type millénariste, tandis que le calviniste wébérien a d’abord affaire à sa destinée éternelle, extra-mondaine. D’où cette redoutable conviction et maxime de vie de l’islamiste typique : « Chez les peuples antérieurs, Dieu lui-même le Très Haut, faisait descendre contre les impies et les ennemis de sa religion des châtiments naturels : incendies, tonnerre, foudre, tempêtes, ouragans. Il en est tout autrement depuis l’existence du peuple de Mohammad. Ce sont les mulsumans qui doivent faire la guerre de leurs propres mains, et ensuite Dieu le très Haut fait intervenir les lois de la nature ». (Farag, 1981, trad. in Carré, Michaud, 1983, p. 102). On est tenté de rapprocher de ce texte celui-ci, de Weber (1971, p. 599), sur la mission des calvinistes radicaux, (qui, orientés sur le politique, sont sans utilité pour la besogne économique) : « Parenté certaine (de l’islam originel) avec le calvinisme radical qui pose comme voulue par Dieu la domination (politique, Herrschaft) des virtuoses religieux de l’Église pure sur ce monde pécheur afin de le mater ».

Weber note, plus qu’on ne le dit, l’existence de certains citadins musulmans enrôlés dans des confréries qui, par leurs inspirations extra-mondaines, contrôlent les conduites mondaines de leurs adhérents (Weber, 1971, p. 501,566,626). Ce piétisme citadin musulman relève de la lignée des confréries « laïques ». On a tort de cacher ces lignées d’ordres laïques par les confréries conventuelles de « clercs » spécialisés et « payés » pour leur fonction exclusivement extramondaine. Gilsenam (1973) et de Jong (1978) insistent à bon droit sur l’accentuation contemporaine des confréries de « laïcs », en particulier la Châdhiliyya Hamidiyya en Egypte. Ce n’est pas un hasard si l’association des Frères musulmans est issue, en 1928, de cette confrérie-là précisément, et si Farag en 1981 (dont nous citons le texte) est l’un des héritiers extrémistes de cette association (cf. Carré et Michaud, 1983). « Derviches » politiques évoqués par Weber (1971, p. 597-600) sous le nom de « mahdismes », qu’il assimile clairement aux « calvinismes radicaux ». Enfin, remarquons combien Weber, fidèle à Becker et à la cohorte des orientalistes contemporains, insiste sur Finséparabilité du politique du mondain, et du religieux en islam. C’était là déjà le caractère scandaleux de l’islam selon Renan. M. Arkoun (1984) part en guerre contre cette interprétation qui singularise l’islam. Weber, quant à lui, estime, certes, que le « conventicule piétiste » de Mahomet à La Mecque est éclos dans le milieu citadin du récent grand commerce international et contre les vices propres à ce milieu (Weber, 1971, p. 468, 624). Mais très vite, selon Weber (1971, p. 468, 497, 509, 624), ce groupe piétiste, « extra-mondain » pense-t-il (le Coran mekkois), devient intra-mondain en recourant à l’antique « guerre sacrée » du judaïsme ancien : guerre d’acquisition de terres, non pas guerre de conversions, note Weber. De là, selon lui, le caractère substantiellement politique de l’islam après l’hégire (exode à Médine). Ce qui est impératif, dès lors, c’est l’exercice d’un pouvoir politique musulman sur des populations non musulmanes. Aussi la société islamique a-t-elle congénita-lementune structure binaire : musulmans, non-musulmans (Weber, 1971, p. 603). Weber prétend même qu’il est plus facile pour une éthique religieuse de s’adapter à des conduites économiques moralement douteuses (prêt à intérêt, contrôle des naissances, Weber, 1971, p. 586), que de pactiser avec l’exercice du pouvoir politique (Weber, 1971, p. 598) c’est-à-dire, selon la théorie wébérienne du pouvoir, avec la pratique de la violence à l’extérieur (guerres) et à l’intérieur (coercition). Or l’islam, dit-il (1971, p. 598-99), seul parmi les religions éthiques modernes excepté le calvinisme radical, sacralise la violence. Cette prééminence du politique détermine d’autre part le « capitalisme politiquement orienté » de l’histoire musulmane (Weber, 1968, p. 1091 ; Weber, 1971, p. 246-47,468, 501,624-25) : prébendalisme, etc., dont nous avons parlé.

Sur cette essence politique de l’islam post-mecquois, post-hégirien, notons ceci : la grande tradition sunnite, et même chiite, à partir du XIe siècle, a sanctionné et théorisé doctrinalement la séparation entre les pouvoirs politiques et la religion (A.K. Lambton, 1981). Vue quiétiste à l’intérieur (ne pas se rebeller contre un pouvoir non vraiment islamique) et à l’extérieur (ne plus acquérir de nouveaux territoires), qui est a bon droit revendiquée par les auteurs actuels de toutes tendances contre les extrémistes (Farag notamment). Ces derniers, en revanche, se trouvent en prise sur l’expérience activiste essentiellement politique de Mohamet et de sa première communauté. D’où l’actualité, insoupçonnée, de Weber semble-t-il, en tous cas des post-wébériens, de l’analyse wébérienne du fait coranique, de l’islam primitif et des « mahdismes ».

* Fondation Nationale des Sciences Politiques CERI

Source: Arch. Se. soc. des Rel, 1986, 61/1 (janvier-mars), 139 – 152

NOTES :

(1) Cf. J-P. Péroncel-Hugoz dans Le Monde : différents articles polémiques, dans la veine médiévale, contre l’islam, repris et amplifiés dans Le Radeau de Mahomet, Paris, Lieu Commun, 1983. Cet essai, dont presque aucune affirmation sur la pensée et l’histoire musulmanes n’est exacte, a pourtant été immédiatement encensé par certains universitaires (cf. Maxime RODINSON, dans Le Nouvel Observateur, 6-12 mai 1983, p. 115 ; Gilles KEPEL, dans Le Prophète et pharaon…, Paris, La Découverte, 1985, p. 235 ; et dans « Rencontre du CERI », janvier 1985, (ronéo, FNSP-CERI). En revanche, ce pamphlet déclare, preuves à l’appui, avoir influencé, avant l’impression, le maire de Marseille alors ministre de l’Intérieur (p. 47-50) : cette affirmation constitue la seule valeur (en sociologie politique) de l’ouvrage, comme je l’avais écrit pour un compte rendu (non signé) de la Revue française de Science Politique (octobre 83), mais cette notation a été censurée par la rédaction. Rappelons les accusations anti-islamiques de Mauroy et Defferre à l’occasion de grèves, cette même année, et, en 1982-1983, les 43 crimes nettement anti-musulmans en France. Des lois et ordonnances ultérieures (justifiées « académiquement » par Gaston DEFERRE dans Les Temps Modernes, mars-mai 84) en particulier la loi de juin 1984 renoncent franchement à cette « société pluri-éthinique et multiculturelle » que Christian DELORME (Non violence politique, octobre 1984) préconise pour neutraliser le succès du racisme théorique et pratique, que, prudemment, il n’attribue qu’à Le Pen.

(2) Cette position de Renan est constante, depuis sonAverroès et l’averroïsme jusqu’à Marc-Aurèle, et, notamment dans « L’islamisme et la science », 1883, et « De la part des peuples sémitiques dans l’histoire de la civilisation », 1862, d’où est tirée l’expression citée ici (Renan, 1977, p. 69).

(3) Ernest RENAN, 1969, p. 849 (in « L’avenir de la Science »). Le vrai père de l’exégèse rationaliste est Spinoza (1965), contre Bossuet II évite l’antisémitisme de Renan : p. 26, 145, 16.

(4) C’est l’une des explications de la perversion stalinienne du socialisme. Cf. Alain TOURAINE, Le Retour de l’acteur, Paris, 1984.

(5) Position inchangée de Rodinson (cf. la traduction anglaise de son Islam et capitalisme, 1966, (en 1974) concernant Weber.

(6) M. WEBER, 1968, p. 976, 1096, 1185-186.

(7) M. WEBER, 1971, p. 234-35 ; 1968, p. 821, 1019, 1031-038.

(8) M. WEBER, 1968, p. 1116 : recrutement « extrapatrimonial » au service de la « domination patrimoniale ».

(9) Cette formulation sur l’avenir de la planète correspond exactement à celle de Ch. Delorme sur l’avenir de la France : cf. note 1. Ce n’est pas fortuit. La vulgate post-wébérienne, aujourd’hui bien stéréotypée, s’oppose vivement aux deux formulations ensemble, en particulier la gauche française non-extrême : cf. Olivier MILZA « la gauche française, la crise et l’immigration », in Vingtième Siècle n° 7, juillet-septembre 1985 : p. 127

(10) Sur la variété des rationalisations pratiques autres que celle qui est typique de l’Européen moderne, cf. Max Weber, 1964, p. 24-26 et 247 ; 1971, p. 591 ; Raymond Boudon, 1982, p. 366-70.

(11) Weber mentionne ici comme exemple la Chari’a dans l’État ottoman et en Perse de son temps.

(12) « Pour l’islam il y a prédétermination et non pas prédestination, parce qu’il s’agit de la destinée en ce monde et non pas du salut dans l’autre et qu’en conséquence l’élément éthiquement le plus important, la « confirmation » du croyant dans sa prédestination, ne joue plus aucun rôle ». Weber évite ici l’aspect post-mondain de la foi musulmane : le Salut dans l’autre monde comme sanction éternelle.

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