Par: Jean Séguy– L’ouvrage en question fait suite – il en représente le tome 2 – à un autre de même titre recensé favorablement dans Arch., 122, 25. C’est par leurs sous-titres et la diversité de leurs contenus propres que ces ouvrages diffèrent ; le premier traitait d’« Approches classiques » de la sociologie, celui-ci s’intéresse à ses « Approches dissidentes » (sic). On y trouvera l’enseignement dispensé, ces dernières années et par nos deux collègues, dans le cadre d’un séminaire de sociologie des religions à l’EHESS. Les neuf auteurs sociologues retenus par cet ouvrage sont, chronologiquement, plus récents que les prédécesseurs « classiques » au cÅ“ur du tome 1 ; en gros, ce sont des penseurs du xxe siècle plutôt que du xixe. Ceci dit, Ernst Troeltsch, premier des « dissidents » abordés ici, né en 1865, meurt en 1923, tandis que son collègue et ami Max Weber – un des « classiques » – né en 1864, meurt en 1920. La différence chronologique justifie-t-elle que le premier nommé soit rejeté au tome second ? Et qu’en est-il de sa « dissidence » par rapport à Weber, son inspirateur principal en matière scientifique ? Ceci dit, les « dissidents » présentés entre Troeltsch – le premier – et P. Bourdieu – le dernier (1930-2002) – prennent bien plus de distance chronologique par rapport aux « classiques ».
On ne peut pas ne pas s’interroger sur le sens de l’opposition « classiques »/« dissidents ». Le premier tome peut être reçu sans trop de questionnement. En revanche, on se demande immanquablement pourquoi les neuf auteurs ici retenus sont des « dissidents » ; sauf erreur, le terme en question est d’un emploi peu fréquent en histoire de la pensée sociologique ; on le trouve usité avec plus de fréquence dans les domaines religieux ou politiques. À vrai dire, l’étonnement dépassé, on constate que les auteurs de ce livre s’expliquent avec pertinence sur le problème que nous soulevons. Les « classiques » ont insisté « largement » sur la régression – en modernité – de l’influence religieuse en rapport à l’espace social. Ceux qu’on dit ici « dissidents » insistent au contraire sur « la capacité des acteurs religieux à créer des formes sociales y compris en modernité ». Ce sont bien, sous plusieurs aspects, des disciples des classiques ; mais par la distance méditée qu’ils se permettent par rapport aux dits « classiques », ce sont des « disciples… hétérodoxes », « dissidents » donc si l’on veut.
Mais les nombreuses complicités entre les auteurs ici qualifiés de « dissidents » n’empêchent pas – E. Dianteill et M. Löwy le soulignent – la variété individuelle de l’un à l’autre ou aux autres. Qu’on nous permette ici une longue citation de la Préface : « Nous avons regroupé nos auteurs dans un ordre plus ou moins chronologique, mais en même temps thématique : aussi bien Troeltsch que Mannheim, Bloch et Gramsci se situent sur le terrain de la sociologie historique influencée par Marx et/ou Weber. Marcel Mauss, Zara Neal et Roger Bastide, par contre, appartiennent à la sociologie anthropologique, d’inspiration durkheimienne pour les deux Français, et proche de Franz Boas, pour l’Américain. Enfin, les deux derniers, Goldmann et Bourdieu, très différents par ailleurs, invoquent tous deux l’héritage de Blaise Pascal… » Pourtant, poursuit la Préface, deux thèmes intéressent beaucoup la plupart des auteurs ici rassemblés ; c’est un des rares aspects qu’ils semblent avoir en commun : il s’agit de « religion et conflit social – ainsi qu’entre religion et politique ». Mais on peut aller plus loin encore dans la différenciation entre ces « dissidents », comme le montre le premier paragraphe de la p. 2. Ce qui unit le plus profondément ces gens, c’est – notent nos deux commentateurs – « qu’ils ne relèvent d’aucune orthodoxie d’école et échappent aux pièges de l’épigonisme. Pour ne citer que deux exemples : Marcel Mauss par rapport à Durkheim et Ernst Bloch face à Marx ont non seulement apporté des connaissances nouvelles, mais aussi profondément modifié la problématique et la méthode. Ils ont, chacun à leur façon, inauguré des chemins de traverse, des sentiers inattendus, des déviations intéressantes » (p. 2). Saurait-on mieux dire que l’intérêt de la recherche pour ces dissidents est toujours que « Mille fleurs fleurissent ».
On n’entre pas ici dans le détail des présentations faites par les auteurs dans les essais consacrés à chacun des « dissidents » déjà nommés. Le lecteur en prendra connaissance avec intérêt et un profit intellectuel certain, admirant comme nous l’avons fait, la finesse des analyses et l’adéquation du style avec la pensée.
Source: Jean Séguy, « Sociologies et religion. T. II. Approches dissidentes », Archives de sciences sociales des religions, 138 (2007), [En ligne], mis en ligne le 11 septembre 2007. URL : http://assr.revues.org/document6032.html.
Livre: Erwan Dianteill et Michael Löwy, Sociologies et religion. T. II. Approches dissidentes
Paris, PUF, coll. « Sociologie d’aujourd’hui », 2005, 188 p.