Elles fascinent, elles intriguent, elles déroutent. Certains les assimilent à une société savante, une coterie d’érudits, d’autres à un collège d’anachorètes quand la confusion sémantique n’en fait pas carrément, dans certaines représentations, une secte, une loge secrète.
Il est vrai que leur caractère discret et l’aura qui entoure leurs vénérables cheikhs ont largement contribué à façonner cette image folklorique et mythique confinant au mystère. Elles, ce sont les zaouïas, mot arabe qui dérive du verbe « inzawa », se retirer dans un coin. Il faut dire que l’on a fait des zaouïas un fourre-tout où l’on mêle l’ésotérique et l’exotérique, le sacré et le profane, le temporel et l’intemporel, le spirituel et le social, le maraboutisme et le charlatanisme. En vérité, il y a un peu de tout cela dans la plupart des confréries religieuses. Mais ce qu’il convient de retenir d’emblée, c’est que toutes les zaouïas dérivent, peu ou prou, de l’une des grandes voies mystiques (ettourouq essoufia) et sont bâties, en tout cas en théorie, autour d’une doctrine soufie, autour d’un grand maître, un cheikh, un pôle (qotb) comme disent les mystiques persans. L’avènement de l’Islam au VIIe siècle de notre ère a été suivi par un important travail juridique, politique, social et civilisationnel qui a permis de jeter les fondements sociétaux du nouvel empire en expansion en en soulignant les contours culturels et identitaires. Ce travail « horizontal » de construction de la « oumma » et de son bras séculier, le califat et son appareil, avec tous les démembrements institutionnels afférents, sera accompagné dès le début du second millénaire par un travail « vertical » d’introspection et de contemplation. Il tombe sous le sens que l’homme nouveau, le musulman, a toujours vécu cette double dimension sans heurt, et, sous ce chapitre, le soufisme comme attitude individuelle, a sans doute commencé dès l’an I de l’Hégire quand les fidèles « quiétistes » se retiraient dans leurs « zawiya » (angle, recoin) pour invoquer les noms sacrés d’Allah en s’adonnant au « dhikr ». Mais la nouveauté réside, d’un point de vue sociologique, dans le fait que, de strictement individuelle, la pratique soufie a commencé à s’organiser en communauté, en ordre quasi « monacal », bref, en confrérie. Ceci est le premier aspect. Le second aspect a trait à la qualité morale, au statut et à la stature du « maître » autour duquel telle ou telle confrérie va prendre corps. Figure tutélaire, autorité adulée, le patriarche soufi doit évidemment répondre à un profil bien précis pour prétendre à s’entourer d’adeptes et de disciples. Imprégnés de la lumière divine, les grands « pôles » de la mystique musulmane ont tous eu un parcours plus ou moins similaire alliant une vie de pérégrination en quête de savoir, de La Mecque à Tombouctou, et des moments de « khoulwa » et de retraite, généralement vers la fin de leur itinéraire, pour se consacrer à une vie de méditation et de dévotion. Il est admis qu’à ce stade de leur parcours initiatique, les grands maîtres atteignent une station spirituelle qui confine à la sainteté, celle-ci se manifestant par des rêves où le Prophète leur apparaît. Le point culminant de ce parcours est lorsqu’ils accèdent au « sirr » (secret) divin et qu’ils deviennent dépositaires d’un savoir ésotérique, assorti d’un rituel, et dont la transmission donne sa raison d’être proprement dite à la confrérie.
De Boukhara à Mascara
Les historiens s’accordent à dire que les grands ordres mystiques ont commencé à se propager à partir du XIIe siècle en Orient et au XVe siècle au Maghreb. La figure du légendaire Abdelkader El Djilani, qui naquit dans la province de Gilan, en Iran, vers la fin du XIe siècle et mourut vers l’an 1166, constitue sans doute la source primordiale de tous les ordres soufis. Son nom est attaché à la plus célèbre des voies mystiques : la tariqa qadiriya. Celle-ci existe encore à nos jours et on lui connaît en Algérie un adepte de renom en la personne de l’Emir Abdelkader. Outre cette importante confrérie, d’autres verront le jour au gré des « salihine » qui les gratifieront de leur baraka. En sus de la qadiriya fortement ancrée à l’ouest du pays, les zaouïas les plus en vue dans nos contrées sont la tidjaniya (du nom de son fondateur Sidi Ahmed Ibn Mohamed Ibn Mokhtar Tidjani) dont le califat est à Aïn Madhi, dans la wilaya de Laghouat, et la rahmania (fondée par Sidi M’hamed Ben Abderrahmane Ben Ahmed El Ghechtouli El Djerdjeri surnommé Bouqobrine), qui est solidement implantée en Kabylie ainsi que dans la steppe méridionale, notamment à El Hamel, près de Bou Sâada. En plus de ces trois grandes confréries, d’autres zaouïas rayonnent un peu partout comme la alawiya, la aïssaouiya, la derkaouiya, la chadlia, la senoucia… L’influence de certaines d’entre elles comme la tidjaniya s’étend jusqu’en Afrique, en Europe, et certaines ont même des bureaux aux Etats-Unis. La morphologie des zaouïas est quasiment la même pour toutes les confréries : une mosquée, des salles de cours pour l’apprentissage du Coran et des sciences religieuses voire, également, profanes, un dortoir pour les étudiants, des chambres d’hôte pour les visiteurs venus de loin et autres gens de passage, et puis, dans un coin entouré d’une grande attention, reconnaissable au faste de ses lustres et au panache de ses étoffes, un mausolée où repose le tombeau du maître fondateur avec, selon le cas, les caveaux de ses enfants et des cheikhs et califes les plus influents de la tariqa. Le mausolée est érigé en lieu de « ziara » et de pèlerinage et c’est ce qui donne généralement sa « légitimité » et sa valeur au site. A partir de l’anatomie ainsi esquissée se précisent trois fonctions essentielles de la zaouïa : la transmission de l’enseignement coranique et religieux, ceci étant la fonction pédagogique. A cela s’ajoute la fonction sociale en tant qu’hospice et espace de concertation et de délibération sous l’égide du cheikh de la zaouïa. Ce rôle peut prendre des proportions autrement plus amples sur le plan politique, en fonction des ambitions, du charisme et de la personnalité du chef de la zaouïa. Et puis il y a la fonction spirituelle proprement dite qui est la transmission de la doctrine du maître fondateur à travers une chaîne initiatique, et qui ne concerne que le club fermé des « mouridine » et des « khouane » (dits aussi « lahbab ») qui font figure de néophytes et qui sont placés sous l’autorité d’un « moqadem », un instructeur. A ce propos, il convient donc de distinguer les initiés qui font partie du premier cercle, et « el âma », le grand public, constitué d’une « clientèle » habituée à honorer le marabout de ses « ziarate » et de ses largesses, à l’occasion, et dont les plus fervents montrent une certaine promptitude à croire aux miracles supposés des « lawliya salihine ».
Quand le festif transcende le mystique
Outre cette clientèle, il y a bien sûr toute sorte de publics attirés davantage, pour les moins pratiquants d’entre eux, par le côté « festif », communautaire, des zaouïas, notamment lors des « mawssems » et des « waâdas ». Dans certaines représentations comme il nous a été donné de le constater, il est fait une confusion entre pratiques confrériques et charlatanisme, un « raccourci »justifié par quelques scènes choquantes dont certaines zaouïas sont le théâtre (djdib, lamentations, flagellation et autres « hadhras » servies par des scénographies « gores » ou macabres). D’autres fois, il est question de gestes pleinement intégrés au corpus des pratiques rituelles de quelques confréries qui font appel à toute sorte de prouesses corporelles, voire des souffrances physiques et autres pratiques doloristes, pour parvenir à des états extatiques. Pour finir, beaucoup a été dit et écrit sur le rapport trouble des zaouïas au colonisateur. Passé l’âge d’or des confréries résistantes insurgées sous la férule des Abdelkader, cheikh El Mokrani et autres chefs de zaouïas engagés, les confréries seront vite accusées de soumission et de compromission. Elles seront farouchement combattues par les ulémas, cheikh Ben Badis reprochant à la « tourouqia » son recours à la mystification et au « derwichisme » ainsi que le culte des saints. Après 1962, Boumediène les a maintenues à l’écart et ce n’est qu’avec l’arrivée de Chadli au pouvoir qu’elles sont sorties de l’opprobre pour endiguer le raz-de-marée islamiste. Mais c’est certainement sous Bouteflika qu’elles seront complètement réhabilitées, le chef de l’Etat n’ayant jamais caché son attachement à l’Islam maraboutique, lui dont chaque visite d’inspection est ponctuée d’une « ziara » à l’un ou l’autre des gardiens munificents de notre Algérie fataliste.
Mustapha Benfodil – El Watan (Algérie) 17/09/2007
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