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La religion n’est pas un service public

Par: Henri Pena-Ruiz. Qu’est-ce que «moderniser la laïcité» selon M. Sarkozy ? La loi laïque de 1905 a 102 ans. Son âge la disqualifie-t-elle ? Que dire alors des droits de l’homme (200 ans !), et de la loi d’amour attribuée au Christ (2 000 ans !). La seule vraie question, en fait, est de savoir si cette loi est juste ou non. Or que dit-elle ? D’abord que la conscience doit être libre, et le libre exercice des cultes garanti (article 1). Ensuite que la croyance religieuse n’engage que les croyants. La République doit donc s’abstenir de se prononcer sur elle, comme d’ailleurs sur l’athéisme. Son silence signifie neutralité et assure aux différents types de conviction personnelle une égalité de traitement. Aucun type de conviction ne doit donc jouir d’une reconnaissance publique ni d’un quelconque financement public (article 2). Ce qui concerne certains ne peut s’imposer à tous, ni être à la charge de tous. Bref, la religion n’est pas un service public.

La laïcité se définit donc par la conjonction de trois principes : la liberté de conscience, l’égalité de droits des citoyens, sans distinction de conviction, et l’universalité de l’action de la sphère publique, dévolue au seul intérêt général. En cessant de financer les cultes, l’Etat peut d’autant mieux se consacrer à ce qui concerne tous les hommes : la santé, la culture, l’éducation, entre autres, sont des biens universels, et leur prise en charge publique permet pour tous une réelle économie. Le croyant qui reçoit des soins gratuits à l’hôpital public, sans devoir acquitter de franchise sur les médicaments, peut d’autant mieux se cotiser volontairement pour financer son culte, s’il est pratiquant. On voit que la laïcité, sans adjectif, n’est pas «négative» à l’égard des religions, ni non plus «fermée» ou «exclusive». Les adjectifs dont on voudrait l’affubler (positive, ouverte, inclusive, moderne) recouvrent une critique masquée.

Est-ce la nostalgie des privilèges publics de la religion qui se cache ainsi sous un vocabulaire polémique ? M. Sarkozy appelle modernisation le rétablissement de tels privilèges, au nom de l’utilité sociale supposée des religions. Veut-il refinancer publiquement les cultes ? La création de franchises médicales pour la santé, qui concerne tout le monde, laisse songeur : trop pauvre pour la santé, l’Etat serait assez riche pour la religion.

La laïcité a-t-elle vraiment pris des rides ? En quoi la loi laïque de séparation serait-elle aujourd’hui dépassée ? Une écriture partisane de l’Histoire le prétend. Elle consiste à dire que la séparation laïque se serait faite contre les religions, et en particulier contre le catholicisme. Faux. Supprimer les privilèges institutionnels des religions, ce n’est pas lutter contre elles, mais contre la collusion entre le pouvoir politique et les autorités religieuses. Le pasteur Lafon de Montauban et l’abbé Lemire virent d’ailleurs dans la laïcité une occasion salutaire pour la foi religieuse de se recentrer sur son témoignage spirituel. L’amalgame entre laïcité et combat antireligieux est faux et malveillant. Le croyant Victor Hugo fait l’éloge de la religion tout en critiquant le parti clérical. Il définit magistralement la séparation laïque : «Je veux l’Etat chez lui et l’Eglise chez elle.»

Cent ans après, les principes énoncés dans la loi laïque ont-ils perdu de leur pertinence ? Leur portée va bien au-delà du contexte historique de 1905, et ils sont plus actuels que jamais. Plus la diversité des traditions et des convictions s’accroît dans la population, plus il est nécessaire que le cadre qui organise la vie commune soit affranchi de tout particularisme religieux. La laïcisation de la puissance publique fonde un tel cadre pour permettre aux hommes de vivre ensemble avec leurs différences de conviction. Elle évite l’enfermement communautariste, aliénant et source de conflit, tout en assurant à chacun, sans discrimination, le libre choix de sa conviction personnelle et de son éthique de vie. Comment une Europe privilégiant le christianisme pourrait-elle assurer l’égalité des droits aux tenants des autres confessions religieuses, de l’athéisme, ou de l’agnosticisme ? La distinction entre l’intérêt général et l’intérêt particulier implique une frontière nette entre le culturel et le cultuel. Brouiller ou relativiser cette distinction, c’est subvertir insidieusement le partage laïque. Et tenter de réintroduire le financement public du cultuel via celui du culturel. C’est ce que recommande le rapport de la commission Machelon, machine de guerre contre la laïcité et référence constante de Mme Alliot-Marie. Les adversaires de la laïcité dissimulent mal la nostalgie des privilèges perdus.

Comment déguiser un nouveau privilège en mesure de justice ? En quoi la montée de l’islam ou des églises évangéliques devrait-elle mettre en cause la laïcité ? Certes, en 1905, les catholiques conservent l’usufruit partiel, pour leur culte, des 34 500 églises et cathédrales léguées par l’histoire. Ces édifices, en partie classés monuments historiques, sont aussi un patrimoine artistique accessible à tous. Va-t-on reprocher à la loi laïque d’avoir été trop douce ? Dans un Etat de droit, aucune loi n’est rétroactive. Reste que la nouvelle norme est claire : toute nouvelle construction est désormais à la charge des seuls fidèles. Aujourd’hui, certains entendent faire rétablir le financement public des lieux de culte au nom de l’égalité des religions. Ils déguisent cette revendication très intéressée en une défense des plus démunis, et invoquent le déficit supposé des mosquées. Or ce déficit n’est pas si grand qu’on le dit. D’une part, toutes les personnes issues de l’immigration maghrébine et turque ne sont pas de confession musulmane. D’autre part, seule une minorité de croyants sont pratiquants (environ 20 %). La priorité n’est-elle pas d’assurer à toute la population des logements décents, des équipements éducatifs de qualité, des soins accessibles ? En république, aucune loi ne peut reconnaître aux uns ce qu’elle refuserait aux autres. Donc la réintroduction du financement public des cultes bénéficierait à toutes les religions. Faudra-t-il aussi financer, par souci d’égalité, des maisons de la Libre Pensée et des temples maçonniques ? La communautarisation de l’argent public n’est évidemment pas souhaitable. Donc priorité au bien commun et à lui seul : ainsi croyants et athées financeront eux-mêmes leurs lieux de rencontre plus aisément. Quant à la crainte des financements étrangers, elle est irrecevable. La République, arbitre des actes et non des croyances, peut exiger que tout responsable religieux, étranger ou non, respecte le droit. Un chef religieux qui dans ses discours appelle à battre une femme adultère enfreint la loi. La laïcité est vraiment menacée dès lors que s’inventent des prétextes pour la détruire en prétendant la rénover. Sachons rétablir la vérité pour promouvoir un idéal commun à Taslima Nasreen et à Victor Hugo.

Henri Pena-Ruiz écrivain et philosophe, ancien membre de la commission Stasi.

Auteur de Qu’est-ce que la laïcité ? (Gallimard) et de Leçons sur le bonheur (Flammarion).

Libération (Fr) 15/02/2008

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