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La Mecque, un business lucratif

(Libération, 20/12/2007)- Ihab Mohieddine n’oubliera jamais la foule blanche tournant autour de la Kaaba, sa nuit de prière au sommet du mont Arafat, et le sacrifice du mouton, le jour de l’Aïd, sur la terre sainte d’Arabie. Pour cet Egyptien de 38 ans, le souvenir de son hadj, le pèlerinage à La Mecque, l’an dernier, est indicible (1). «La force du hadj est au-delà des mots. Allah nous lave de tous nos péchés. C’est le moment le plus important de la vie du musulman.»

Pour partir à La Mecque, Ihab a vidé toute l’épargne acquise, depuis son départ en Irak il y a trois ans, comme contractuel pour une entreprise de télécoms. Toute sa famille, ses parents, sa femme et les voisins l’ont accompagné à l’aéroport au son des tambourins. Eux sont restés derrière, dans le petit appartement qu’ils occupent dans un quartier populaire du Caire. Ihab, comme 70 % des pèlerins égyptiens, est parti seul. Car sauver son âme a un coût. Dans son bureau encombré de valises floquées du logo de son agence de voyage, Islam Abdel Meguid en convient. Calculette à la main, le jeune homme, spécialiste du voyage religieux, fait ses comptes. Frais de visa, billet d’avion, nourriture, logement, le tarif pour le pèlerinage commence à 32 000 livres égyptiennes (environ 4 000 euros). «Mais selon la qualité de l’hébergement, ça peut monter jusqu’à 80 000 LE [10 000 euros, ndlr ]», précise-t-il. Dans un pays où le salaire moyen avoisine à peine les 100 euros, le pèlerinage est un produit de luxe pour lequel les Egyptiens sont prêts à s’endetter et à liquider jusqu’à leur dernier bien. «Les gens de tous niveaux sociaux viennent chez nous. Ceux qui ne peuvent pas payer l’avion partent par la route, puis prennent le ferry, mais là encore, cela coûte plus de 3 000 euros. Certains vendent leurs terres, et même leurs vêtements pour payer le voyage», reconnaît le voyagiste.

Manne. Le créneau religieux est tellement profitable que, à l’instar des trois quarts des agences de voyage égyptiennes, son entreprise a choisi de s’occuper exclusivement du tourisme vers les lieux saints de l’Islam. Les plus pauvres, eux, s’en remettent au hasard : le ministère égyptien de l’Intérieur organise annuellement la qoraa, une loterie qui permet aux démunis de postuler pour un pèlerinage à prix cassé subventionné par l’Etat.

Le grand pèlerinage, qui ne s’effectue qu’au moment de l’Aïd el-Kébir,n’est pas le plus rentable. L’Arabie Saoudite, afin de gérer l’afflux de pèlerins, impose en effet à chaque pays un quota de visas établis, pour éviter la fraude, sur des passeports spéciaux à usage unique. Cette année, seuls 55 000 Egyptiens font partie des élus. Les agences doivent donc se partager cette manne. Islam Abdel Meguid a ainsi pu envoyer 25 pèlerins en terre sainte. C’est peu. Mais pour faire leur chiffre d’affaire, les tours leaders religieux s’en remettent davantage à la très populaire omra, le petit pèlerinage, qui peut s’effectuer tout au long de l’année et ne fait pas l’objet de limitations. L’an dernier, plus de 900 000 Egyptiens ont franchi le pas.

Omar Heshmat en fait partie. Employé dans une grande entreprise égyptienne, il a déjà effectué en solitaire deux omra, et rêve de faire le hadj. Mais à raison de 1 200 euros en moyenne, l’omra reste bien plus accessible. «Ceux qui n’ont pas les moyens de faire le hadj peuvent faire plusieurs o mra, cela compense», assure-t-il.

Gaspillage. Ces comptes d’apothicaires pour obtenir le salut de l’âme font bondir certaines stars de l’islam, comme le charismatique télécoraniste Amr Khaled. Le prédicateur, un des principaux maîtres d’œuvre de la réislamisation des jeunes musulmans à travers le monde, regrette que de trop nombreux pèlerins voient dans la multiplication des hadj une façon de remettre les compteurs à zéro. «Le pèlerinage n’est une obligation que pour celui qui en a les moyens», martèle-t-il. Un avis partagé par son célèbre rival, le cheikh Youssef Qaradawi, qui a même émis une fatwa qualifiant de pratique «antireligieuse» la répétition des pèlerinages. «Les musulmans doivent comprendre que donner de l’argent aux pauvres ou faire construire une école est plus important que faire le hadj», assène-t-il.

La presse égyptienne n’est pas en reste : scandalisés par l’inflation de ce pilier de l’islam, les éditorialistes dénoncent massivement le gaspillage de devises englouties par le pèlerinage, au détriment de l’économie égyptienne. «De tous les pays islamiques, y compris ceux comme la Turquie ou la Malaisie dont l’économie est plus forte que la nôtre, nous sommes les seuls à dépenser autant d’argent pendant le pèlerinage, alors que les autres vivent dans l’austérité», note ainsi le journal Rose al-Youssef.

L’avalanche de critiques est loin de calmer les ardeurs des pèlerins, qui, une fois sur place, continuent leurs dépenses. Car le prestige de celui qui a effectué le hadj se mesure aussi aux tapis de prière, chapelets et autres cadeaux ramenés des lieux saints. Des petits souvenirs qui pèsent lourd dans la bourse des pèlerins, mais leur garantissent, au retour la bénédiction de tout leur entourage.

(1) Le hadj a commencé lundi et se poursuivra pendant dix jours. Mercredi, les musulmans célèbreront l’Aïd el-Kébir, qui est à la fois le grand jour du pèlerinage de La Mecque et celui du sacrifice du mouton.

CLAUDE GUIBAL

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