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L’identité prise d’assaut

(Al Ahram Hebdo)- Alexandrie . Connue à travers les âges pour son caractère cosmopolite, la tendance vers un islam radical gagne plus de terrain dans la ville, à tel point de la travestir. Des idées conservatrices que les plus anciens habitants comptent saper par la manière douce.

« Alexandrie a été kidnappée ! », s’exclame tristement Galal, 28 ans, en pointant du doigt des femmes portant le niqab et des hommes barbus dont le nombre augmente de jour en jour. De nombreux Alexandrins accusent en effet les différentes tendances religieuses de vouloir dominer la ville et imposer leurs lois. Si la montée du mouvement islamiste effraie les citoyens égyptiens, surtout après la révolution du 25 janvier, à Alexandrie la situation semble désarçonner tout le monde. Que l’extrémisme puisse trouver son fief dans une ville au passé si cosmopolite qu’Alexandrie est pour le moins surprenant.

A Alexandrie, lorsque les salafistes ont décidé de créer pour la première fois un parti les représentant, Al-Nour, pour les habitants de la ville c’était la preuve concrète de l’infiltration et l’existence de cette catégorie dans la population. D’après les déclarations d’un expert alexandrin en affaires islamistes, cela devait arriver puisque depuis les années 1980, cette tendance a choisi la ville côtière pour fonder l’institut Al-Forqane, avec pour objectif de former des prédicateurs sur la base de programmes salafistes, un islam très rigoriste.

Dès que l’on arrive à Alexandrie, on observe cette contradiction entre l’esprit ouvert, avec toutes ses diversités culturelles, de la cité d’Alexandre le Grand et l’influence des islamistes voulant se faire admettre et faire d’Alexandrie La Mecque des prédicateurs fanatiques. Cela se voit dans certains détails quotidiens de la ville côtière. Partout les marques du glorieux passé se fondent dans le courant de notre époque. La Méditerranée, qui a tant apporté à la ville, liant Alexandrie au reste du monde, est devenue, selon l’entendement de certains, une mer où l’on commet tous les péchés qui peuvent fâcher le Bon Dieu. Pour ces fondamentalistes, il faut donc l’éviter à tout prix. Des messages divers allant dans ce sens sont inscrits sur les rochers ou les entrées des plages. « Actuellement, on considère que tout ce qui vient de la Méditerranée est illicite, alors qu’on ouvre les bras à tout cequi arrive de la mer Rouge, comme la tendance wahhabite qui vient d’Arabie saoudite et des pays du Golfe », regrette Radi Salama, ingénieur de 52 ans. Ce père de famille confie que même les familles pieuses mais modérées comme la sienne ne se sentent plus à l’aise depuis quelques années à cause de cette frange de la population qui aimerait que seule la voix de la religion soit entendue. « Partout, on est assailli par des autocollants rappelant que le bon musulman doit répéter certaines prières comme celles du souk, du voyage, etc. Et souvent dans les salons culturels, les femmes sont séparées des hommes », affirme Salama. Son frère, qui habite dans le même immeuble, trouve qu’il exagère et que cet aspect religieux est nécessaire pour contrer la laïcité. En effet, après la révolution du 25 janvier, le thème de la religion est devenu le sujet de conversation de prédilection des Alexandrins. Les courants islamiques existaient déjà depuis longtemps mais étaient interdits. Actuellement, ils refont surface dans l’ensemble de la société.

Le professeur Sayed Nasr, quant à lui, a été particulièrement choqué le jour du référendum du 19 mars de voir des personnes de toutes ces tendances arriver en groupe et en toute quiétude vêtues de leurs tenues caractéristiques. En déambulant dans les rues spacieuses bordées de maisons qui se distinguent par leur architecture de style européen et ottoman, il est devenu fréquent de voir des autocollants accrochés aux murs, appelant les gens à mieux étudier leur religion. Certains sont restés intacts, tandis que d’autres ont été déchirés ou gribouillés. « C’est bon de nous rappeler notre religion, mais cela ne doit en aucun cas se faire par la force. C’est de la dictature », s’exclame Mohamad, chauffeur de taxi, en montrant deux tracts distribués aux gens : le premier comporte une menace, provenant des islamistes, contre toutes celles qui oseraient circuler sans voile dans la rue. Le deuxième, distribué par la même mouvance, affirme que les intégristes n’utiliseront jamais la force et qu’ils ne sont pas responsables du premier tract. « Qui doit-on croire ? », se demande Mohamad, qui tient à expliquer que ce n’est pas la pratique de la religion qui effraie les gens, mais ce sont surtout les idées extrémistes qu’ils tentent de véhiculer dans une société connue pour sa largesse d’esprit.

Une vie au goût de religion

« Al-Islam howa al-hal (l’islam est la solution) », « L’Egypte n’est pas un Etat civil mais islamique », « Non à l’Etat civil », des affiches qui sautent aux yeux en passant dans n’importe quelle rue. Ce phénomène est moins apparent dans les quartiers qui regroupent la classe aisée et la classe moyenne, mais est plus accentué dans des zones populaires. Et si jadis les Alexandrins étaient habitués à entendre de la musique grecque ou française parvenant des magasins ou des balcons, actuellement seule la voix du Coran retentit et on entend rarement des chansons arabes modernes. Des enseignes de magasins comme La maison élégante, Elite ou Stéphanos en côtoient d’autres comme Ebad Al-Rahmane (les serviteurs du Miséricordieux) ou Al-Haramayne al-charifayne (les deux mosquées sacrées, celle de La Mecque et celle du prophète) … autant d’appellations très religieuses.

La tendance islamique commence donc à envahir Alexandrie, dont les murs ont été érigés depuis plus de 2000 ans, avec cette image d’antan de ville cosmopolite à la grande diversité sociale et culturelle. Assis sur une chaise devant son magasin dans le quartier Al-Manchiya, Stéfanos, un Grec de 85 ans, passe sa journée à observer les passants à travers ses lunettes épaisses. Son quartier est toujours encombré à cause des dizaines de magasins qui datent de plus de 100 ans. Tous appartenaient à des Grecs, des Italiens, des Arméniens ou des juifs égyptiens, qui vivaient tous ensemble avec les musulmans et les chrétiens, avant que beaucoup d’entre eux n’aient choisi de quitter Alexandrie pour émigrer, voire n’aient été forcés de le faire.

La famille de Stéfanos est l’une des rares à avoir choisi de rester. « Pourquoi quitter la terre où je suis né, où j’ai vécu les plus belles années de ma vie ? », affirme Stéfanos en nous montrant de ses mains tremblantes son extrait de naissance et le certificat de nationalité de son père. Bien qu’il ait refusé de quitter son pays, ce vieil homme garde encore en mémoire la période de la nationalisation où il a tout perdu, y compris ses amis. Il a ensuite travaillé dans une usine de fabrication de fromage et dans une société de produits chimiques, mais « le goût des Alexandrins a beaucoup changé, ils ne sont plus les mêmes », selon lui. Ce dernier regrette « la belle époque » où les gens tirés à quatre épingles se donnaient rendez-vous chaque lundi matin devant le cinéma. « Autrefois, on suivait la mode et on copiait l’élégance des Alexandrins, aujourd’hui on voit des femmes en niqab au club Sporting », regrette-t-il.

Ibrahim Abdel-Méguid, auteur du roman La ahad yanam fil Askandariya (personne ne dort à Alexandrie), affirme que depuis sa fondation, la ville a ouvert ses portes à toutes les diversités : les Grecs vivaient côte à côte avec les Egyptiens et bien d’autres nationalités. Cette diversité sociale a été modifiée pour donner naissance à une nouvelle structure démographique juste après la décision de Nasser en 1956 de chasser tous les étrangers. « Si cette décision a permis aux Egyptiens de s’approprier leurs biens, elle a fait perdre à la ville son esprit cosmopolite », a écrit l’écrivain alexandrin.

Quelques années plus tard, Alexandrie a connu un exode rural important. Selon Solimane Chafiq, chef du Centre culturel jésuite à Alexandrie, l’arrivée de citoyens originaires de divers gouvernorats d’Egypte a créé une nouvelle couche sociale qui s’est installée tout autour de la ville. Ces citoyens, pour la plupart analphabètes et démunis, sont entrés dans la nouvelle composition démographique de la ville. Cette couche modeste souffrait le plus de pauvreté et du chômage. « Des conditions parfaites qui ont poussé les associations de différentes tendances religieuses à intervenir et jouer le rôle censé être exercé par l’Etat », précise Chafiq. Ce dernier poursuit en expliquant que l’Etat a profité de la présence de ces fervents religieux dans la société pour les utiliser comme des marionnettes afin de jouer en sa faveur et protéger ses intérêts.

Succès sur le terrain

Au début, l’Etat a tout fait pour présenter les Frères musulmans comme une menace pour la stabilité. Al-Mahzoura (groupe interdit), telle est l’image qu’il a réussi à diffuser à l’Occident, surtout au cas où le régime tomberait.

Mais les Frères ont tout de même réussi à remporter un grand succès sur le terrain, en jouant sur la religion pour réaliser des objectifs politiques. Il ne restait donc à l’Etat qu’une seule solution, celle de soutenir la tendance radicale salafiste, qui existait déjà en Egypte depuis les années 1970. Et puisque le fief des Frères musulmans est Alexandrie, il était normal que les salafistes s’installent dans la même ville. Ainsi, les Frères musulmans et les salafistes tentent, chacun de son côté, de devenir les maîtres de cette ville. Il semble donc que ce soit le destin d’Alexandrie, qui a toujours accueilli les gens de tous bords, d’en payer le prix et d’être livrée à toutes les idéologies. Dans cette ville cosmopolite par excellence, outre les Frères musulmans et les salafistes, les gens de gauche ont également toujours existé. Un amalgame de forces politiques et de tendances religieuses où chacun tente d’avoir le dernier mot.

D’après Abdel-Rahmane Youssef, chercheur et journaliste, c’est à Alexandrie que le premier théâtre, le premier journal et le premier cinéma d’Egypte ont été créés. Et c’est là que sont nées les nouvelles stars telles que le cheikh Yasser Borham et Mohamad Ismaïl, qui propagent le chauvinisme religieux à travers des prêches dans des mosquées consacrées à des salafistes, comme la mosquée d’Al-Qaëd Ibrahim.

Leurs discours sont enregistrés sur des cassettes et figurent dans des livres qui se vendent près des mosquées et sur les grandes places de la ville. Aujourd’hui, les deux courants religieux coexistent dans cette ville et sont en concurrence pour tenter de gagner le plus grand nombre de fervents. Si les Frères musulmans préfèrent jouer la carte politique, les salafistes, eux, insistent sur l’application de la charia. Résultat : 40 à 50 % de la classe moyenne éduquée appartiennent à l’un de ces deux courants islamiques, comme l’a dévoilé une étude de Solimane Chafiq. « Les Alexandrins sont habitués à être exposés à différentes cultures et tendances, il fallait intégrer ces courants dans la société et ne pas les laisser travailler dans la clandestinité. Ainsi, leurs idées deviendront plus claires pour tout le monde et chacun pourra choisir le courant qui lui convient », commente Chafiq.

Mais les Alexandrins restent partagés. Certains pensent que le fait de permettre à ces courants de propager leurs idées religieuses est un droit. D’autres s’opposent à l’idée de voir leur ville perdre de son âme à cause de leur activité. « Qu’ils aillent ailleurs, qu’on laisse cette ville comme elle était », lance Nasr, optimiste quant au point de vue affirmant qu’Alexandrie a ouvert les bras au monde entier. Pour lui, la cité ne pourra jamais perdre son identité.

Hanaa Al-Mékkawi

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