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Jean-François Bayart : « Il n’y a pas d’identité française »

Jean-Françaois Bayart est directeur de recherche au CNRS (SciencesPo-CERI) et président du Fonds d’analyse des sociétés politiques, auteur notamment de L’Illusion identitaire (Fayard, 1996), de Le Gouvernement du monde. Une critique politique de la globalisation (Fayard, 2004) et de L’Islam républicain (Albin Michel), à paraître le 3 mars 2010.

Le débat sur l’identité nationale relancé par Eric Besson vous semble-t-il fondé, historiquement et intellectuellement ?

Jean-François Bayart : Il est dangereux de voir le pouvoir politique s’emparer ex cathedra de la définition de l’appartenance, de l’identité nationale, c’est-à-dire, simultanément, de l’exclusion du corps national. Historiquement, cela me semble non fondé pour des raisons intellectuelles. Les identités n’existent pas. Il n’y a pas d’identité française mais des processus d’identification contradictoires qui définissent la géométrie variable de l’appartenance nationale et citoyenne. La France s’est constituée de cette manière par vagues successives de mouvements humains. Car outre l’immigration, il faut aussi tenir compte dans la définition de la nation française d’un autre mouvement circulatoire : l’exode rural. « L’identité de la France », comme l’appelait Fernand Braudel, procède aussi de l’arrivée à Paris et dans d’autres grandes villes d’Auvergnats, de Bretons, etc. Ces processus complexes et d’ordre historique ne relèvent pas de la volonté et du projet politiques. Il y a dans la démarche d’Eric Besson et de Nicolas Sarkozy une espèce d’accaparement de la complexité de l’histoire française qui rappelle de biens mauvais souvenirs du point de vue de notre histoire. Quand le politique cherche à s’emparer du social, et singulièrement de l’identitaire, le totalitarisme n’est jamais loin.

Y a-t-il eu dans l’histoire contemporaine de la France des périodes où l’on soulevait cette question de l’identité nationale ? Et si oui, qu’est-ce que cela traduit ? Une période de trouble ? D’incertitude sur l’avenir ?

La période de trouble est d’autant plus tangible que la classe politique française, depuis trente ans, toutes tendances confondues et pour des raisons électorales, a flatté les sentiments de peur des Français. Cela a été conforté par la crise économique et le chômage, la déshérence d’institutions sociales centrales de la République et des banlieues. Cette inquiétude s’est trouvée accentuée par la volonté de rupture de Nicolas Sarkozy. Celle-ci remet en cause des fondamentaux du pacte social français, comme le service public, élément constitutif de l’imaginaire national français.

Les Français auraient plus confiance en eux s’ils avaient une classe politique qui leur explique les formidables transformations du pays depuis 1945. Il est injuste d’enfermer la France dans la ringardise et son incapacité à changer. Le discours obsidional face à la mondialisation ne prépare pas l’avenir. La France vit sur un paradoxe et dans la schizophrénie : comme grande puissance exportatrice, elle profite de la globalisation, mais sur le mode de l’autodéfense. Sur ce point, la classe politique française n’a jamais porté un discours mobilisateur, notamment quant à l’immigration, qui est une opportunité et une ressource de croissance. Le débat public est dans l’impasse. Depuis plus de trente ans, la législation fabrique à tour de bras des clandestins au nom de la lutte contre la clandestinité. Ce n’est pas innocent car nous savons que des pans entiers de l’économie nationale, comme le BTP, la restauration, le textile reposent sur la surexploitation des clandestins. Ce sentiment de peur a été construit, il n’a rien d’objectif. Et la France s’est installée dans le mensonge, ou en tout cas le déni de la réalité.

Si on se place du côté des défenseurs de la proposition de Besson, soulever cette question revient à s’interroger sur la place de chacun dans la nation… Comment faire entrer dans l’idée de nation des groupes humains installés en France et attachés à leur particularisme, mais qui n’ont rien à voir avec l’histoire de France ?

Il faut relativiser ce phénomène. Dans les années 1980, on lisait déjà des articles apocalyptiques sur l’impact des antennes paraboliques sur le comportement des migrants. C’est un fantasme. D’ailleurs, à propos de l’exode rural, les Aveyronnais qui ont conquis les cafés de Paris continuaient à vivre en symbiose avec leurs terres d’origine, sur lesquelles ils ont construit des maisons pour leur retraite. Il en est de même aujourd’hui à l’aune de la globalisation. On sait aussi que les phénomènes d’appartenance ne sont pas nécessairement exclusifs les uns par rapport aux autres. On peut se sentir parfaitement Français et en symbiose avec son terroir d’origine. N’oublions pas qu’hier c’étaient les Juifs que l’on accusait d’être apatrides ou d’avoir d’autres allégeances que celle de la nation. Par ailleurs, les gens ne vivent pas dans leur communauté comme des sardines dans une boîte. Les plus âgés gardent un enracinement plus grand dans leur terre d’origine. Leurs enfants sortent de chez eux et évoluent dans la société. Il y a une interaction évidente entre ces communautés, si tant est que le mot soit approprié, et le reste de la société.

Les grandes institutions sont en crise. Elles n’intègrent plus ?

Effectivement, des institutions comme l’école, le Parti communiste, l’Eglise sont en crise et il me semble normal qu’elles intègrent moins qu’avant. Il y a en revanche une institution qui se porte très bien, même si elle s’est recomposée, c’est la famille. Toutes les enquêtes de l’INED (Institut national des études démographiques) démontrent que la famille reste la grande machine d’intégration. La famille recomposée, véritable amortisseur à la crise, joue ce rôle de l’intégration. L’intégration des étrangers ne se pose pas de façon radicalement différente aujourd’hui, même si les modalités ont évolué vu le changement d’époque.

N’aurait-il pas mieux fallu poser la question : « La République aujourd’hui, qu’est-ce que c’est ? « 

Effectivement. Admettons que nous restons tributaires de la IIIe République. Ce qui était frappant chez les Républicains radicaux, comme Jules Ferry et Léon Gambetta, c’était leur réalisme, leur sens des proportions et de la relativité. Ils se qualifiaient d’« opportunistes », autrement dit ils avaient le sens de l’opportunité, du possible. Cet « opportunisme » républicain n’avait strictement rien à voir avec la compromission. Dans cet esprit, ils ont accepté la Constitution de 1875, qui était un compromis avec les Orléanistes. Les « opportunistes » ont réagi de la même manière avec la paysannerie, très conservatrice. Ils ont donné du temps au temps pour l’absorber dans l’espace républicain.

Ce qui me frappe aujourd’hui, c’est que nous nous enfermons dans une fuite en avant, de faux débats, comme celui de la burqa, qui ne concerne au pire que 500 femmes – si 500 femmes menacent la République, c’est qu’elle est décidément bien malade ! Contrairement à ce que Ferry ou Gambetta recommandaient, ces différents problèmes que nous rencontrons (école, vêtements), nous les reconstruisons sous la forme d’un problème générique : celui de l’islam, qui serait insoluble dans la République. Les « opportunistes » radicaux de la IIIe République n’ont pas agi de cette manière, ils ont sérié les difficultés, les ont fragmentées, et se sont bien gardés de les ériger en un méta-problème. Mais notre classe politique nous entraîne dans le piège : toujours plus de lois, toujours plus de répression. L’affaire de Sangatte et de la « jungle » est emblématique de ce manque de pragmatisme et de sens de l’opportunité. Rien n’a été résolu.

Il faut revenir à l’esprit de nos grands républicains, non par fondamentalisme idéologique à la Chevènement ou la Finkielkraut, mais du point de vue de la sociologie historique du politique. Il faut savoir donner aux migrants le temps de se fondre dans la société française et de lui apporter leur propre contribution. La classe politique paie l’opinion de mots en fantasmant des moulins et en se précipitant contre eux pour les pourfendre.

Poser ainsi la question, n’est-ce pas aussi prendre le risque de revenir sur la conception française de la nation, à savoir politique et citoyenne, au profit d’une conception allemande de la nation, c’est-à-dire culturelle et ethnique ?

Le grand risque d’évoquer l’autochtonie, fût-ce pour en appeler à l’intégration, d’essentialiser l’identité française, c’est de dire qu’il y a des allogènes. Le génie de la République française a effectivement été le droit du sol. Il était facile de devenir Français. Le risque consisterait à voir la classe politique française et l’Etat prendre au sérieux son propre discours sur l’autochtonie. Si vous avez une législation qui facilite cette interaction entre les étrangers et les Français, vous intensifiez l’interaction mutuelle généralisée. Si par une série de mesures plus ou moins vexatoires, vous faites comprendre aux étrangers qu’ils le sont et le resteront, c’est extrêmement dangereux.

Ce danger est d’autant plus grand qu’une nation repose souvent sur l’oubli, voire le mensonge, comme le disait Renan. En France, nous n’avons jamais vraiment voulu voir que notre République est ethno-confessionnelle. Même à l’époque de la séparation de l’Eglise et de l’Etat, les Français catholiques étaient un peu plus français que les autres, pourvu qu’ils ne fussent pas ultramontains. La République n’a pas eu de peine à coopter ses protestants. La République française a eu beaucoup de peine à admettre sa part juive, au point qu’elle l’a livrée à l’Holocauste lors de la seconde guerre mondiale. Et aujourd’hui nous entendons le ministre de l’intérieur parler de « prototype » de l’Arabe, pardon de l’Auvergnat ! Il y a des démons d’exclusion dans l’histoire française.

Le débat sur l’identité nationale est très mal venu parce qu’il tend à accréditer cette illusion selon laquelle il y a des identités naturelles, alors que les identités, ce sont ce que nous en faisons socialement, politiquement et empiriquement, au jour le jour. La définition de la nation appartient à la société, non à l’Etat, dont les prétentions identitaires nous conduiront inévitablement là nous savons, de par notre histoire tragique.

Mais la République n’existait plus lors de la promulgation des lois anti-juives sous Vichy, même si le président Chirac a reconnu la responsabilité de la République dans la rafle du Vel d’Hiv ?

Je croyais avoir lu au lycée que le maréchal Pétain avait reçu les pleins pouvoirs par un vote de la représentation nationale… Le discours du Vel d’Hiv de Jacques Chirac en a fini avec cette fiction de la responsabilité du seul « Etat français » dans l’Holocauste. C’est bel et bien une part de la République qui a livré ses juifs aux nazis, comme elle avait accusé Dreyfus de trahison. L’esprit républicain ne relève pas de la sainteté, il consiste en un combat politique pour que la République soit à la hauteur de ses valeurs proclamées – la lutte de l’optimiste désespéré puisque par définition un régime politique participe de l’incomplétude.

Propos recueillis par Gaïdz Minassian (Le Monde.fr) 06/11/2009.

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5 comments

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