Un intellectuel iconoclaste. Bruno Etienne, mort d’un cancer le 4 mars à l’âge de 71 ans, ne concevait pas sa fonction comme celle d’un chercheur s’enfermant dans les enceintes étroites des académies scientifiques, mais comme celle d’un acteur prenant la parole haut et fort au centre du débat public.
Né le 6 novembre 1937 à La Tronche (Isère), il s’est formé à la Faculté de droit d’Aix-en-Provence puis à l’Institut Bourguiba des langues à Tunis, où il a appris l’arabe. En 1965, après avoir soutenu une thèse de doctorat en droit sur « Les Européens et l’indépendance de l’Algérie », il part pour l’Algérie où il travaille comme coopérant.
En 1980, il devient directeur du laboratoire du CNRS sur le monde arabe et professeur à l’Institut d’études politiques d’Aix-en-Provence. En 1985, il fonde l’Observatoire du fait religieux, qu’il dirige jusqu’en 2006. Il forme des centaines d’élèves, au point qu’on peut parler d’une « école aixoise », dont il a été l’initiateur. Parmi ses disciples, on peut citer Franck Fregosi, Jocelyne Cesari, Raphaël Liogier.
Il a été l’un des premiers politologues à s’intéresser à l’islam, une spécialité réservée jusque-là aux orientalistes, spécialistes de la langue et de la culture arabe. En 1987, il publie L’Islam radical (Hachette).
Son intérêt pour l’islam politique le conduit à se pencher sur la sédentarisation des immigrés du Maghreb en France. Il publie en 1989 La France et l’islam (Hachette).
Bruno Etienne est l’un des premiers vulgarisateurs de la formule « Islam de France », soulignant le processus de « nationalisation » de la religion musulmane dans l’Hexagone. Il contribue à remettre en cause le cliché d’une religion étrangère et importée, montrant sa proximité et ses affinités avec l’histoire de France. Ses travaux convergent vers la même idée : l’islam est devenu une religion « française » et la France sera probablement appelée à être une terre de réforme musulmane.
Il insistait, par ailleurs, sur le fait que l’islam n’était qu’une des dimensions de la vie des musulmans en France. Devant ses élèves, il répétait cette phrase : « Quand on fait des enquêtes sur les musulmans de France, on en trouve davantage au PMU qu’à la mosquée ! » Comme le souligne Franck Fregosi, « il n’a cessé d’affirmer l’inexistence d’une communauté musulmane entendue comme un ensemble monolithique d’individus ayant les mêmes pratiques, défendant les mêmes intérêts et mus par le souci de l’unité communautaire ».
Lors de la première guerre du Golfe (1990-1991), il a ouvertement critiqué la participation de la France à la coalition alliée. En 2004, au moment du vote de la loi interdisant le voile à l’école, il s’est prononcé en faveur d’une laïcité ouverte et tolérante, déclarant sur un mode provocateur : « C’est aux jeunes filles voilées que l’on doit donner les palmes académiques et non au ministre qui les a exclues ! »
« Il a toujours refusé de succomber aux visions sécuritaires à propos de la présence musulmane en France », rappelle Vincent Geisser, chercheur au CNRS. De ce point de vue, il fut l’un des principaux inspirateurs de ce qui allait devenir le Conseil français du culte musulman, défendant une conception gallicane de l’islam de France. Bruno Etienne n’hésitait pas à dénoncer les dictateurs du monde arabe. Dans ses écrits, il critiquait régulièrement les régimes dits « laïcs » autant que les théocraties du Golfe, dont il dénonçait l’hypocrisie.
L’universitaire était membre du Grand Orient de France et ne se privait pas de mettre le doigt sur des travers affairistes ou bureaucratiques. « Il faut renoncer à un certain nombre de pratiques qui ont conduit les obédiences maçonniques à devenir des machineries administratives gérées par des professionnels dont la maîtrise est inversement proportionnelle à leur ego », écrivait-il dans Le Monde en septembre 2000.
QUÊTE SPIRITUELLE
Son appartenance maçonnique était partie prenante d’une quête spirituelle plus large qui ne l’a jamais quitté. Même si celle-ci s’accompagnait d’un comparatisme érigé en règle, qui basculait facilement dans le relativisme. « J’ai très rapidement cessé de me moquer des rituels de l’autre et considéré que l’eau de Lourdes valait bien celle de la source de Zemzem ou de Bénarès, que l’homme en noir devant le mur des Lamentations n’était pas plus ridicule que celui qui, s’agenouillant jusqu’au sol, se meurtrissait le front ou que celui qui tournait en rond agitant une clochette », écrivait-il en 1999. Il a consacré une biographie monumentale à Abdelkader, héros de l’indépendance algérienne, mais aussi soufi et franc-maçon.
Au fond, ce protestant de culture, 4e dan de karaté Shito-ryu, autant attiré par le bouddhisme que par l’islam, n’aimait rien tant que l’éclectisme. C’était sa manière à lui de chérir l’humanité. Quelques mois avant sa mort, il déclarait au quotidien La Provence : « J’ai une certaine sympathie pour la connerie des hommes, leur volonté de défendre leur peau. Tout ce que l’humanité produit, même de mauvais, m’intéresse. »
(Le Monde: 06/03/09)
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