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Jean-Christophe Attias et Esther Benbassa: L’école n’a pas le droit de faire silence sur le fait religieux»

Benbassa_1.jpgQuel intérêt d’enseigner le «fait religieux» dans des sociétés sécularisées comme les nôtres ?

Jean-Christophe Attias et Esther Benbassa : La sécularisation dont vous parlez est un phénomène circonscrit, et même bien français. Presque une illusion d’optique. Même ici, et partout autour de nous, le religieux est présent. Notre quotidien, notre culture sont saturés de références religieuses. L’architecture, et pas seulement celle des églises, la musique, la peinture, la littérature, les comportements… La planète entière est religieuse, Occident, Orient, Extrême-Orient. Impossible de faire l’impasse sur un phénomène aussi ancien et aussi massif. Et qui continue d’inspirer tant de combats, parfois violents. La religion est encore le socle de nombre de sociétés, y compris les plus démocratiques, comme les Etats-Unis. Il faut bien que nous allions chercher les clés de compréhension de notre histoire et de notre monde là où elles sont. Certaines sont religieuses, que nous le voulions ou pas, que nous y croyions ou non. Nous-mêmes, et nombre des membres de l’équipe que nous avons réunie, ne sommes ni croyants, ni pratiquants, mais nous nourrissons une curiosité à la fois intellectuelle et citoyenne pour le fait religieux. Un de nos objectifs est précisément d’aider à transgresser certaines des frontières imaginaires et étanches que certains se plaisent à ériger entre laïcité et religion.

Qu’entend-on par «enseignement du fait religieux» ? S’agit-il d’une forme de catéchisme laïc ?

J.-C.A. et E.B. : Sûrement pas. Le fait religieux, c’est plutôt les religions comme faits de civilisation. Par ailleurs, le fait religieux n’a pas à devenir une discipline scolaire à part. Au contraire, toutes les disciplines déjà existantes peuvent être sollicitées : lettres, langues, histoire et géographie, philosophie, musique, arts plastiques… On échappera ainsi au simplisme des lectures unilatérales. Seule une lecture transdisciplinaire et transversale du fait religieux peut le mieux rendre compte de la complexité du monde.

Peut-on être ému par l’architecture d’une église ou la beauté d’une œuvre musicale sans culture religieuse ?

J.-C.A. et E.B. : Sans doute. Mais l’émotion n’est pas tout. Et elle s’approfondit et s’affine avec le savoir. Faute de culture religieuse, une bonne part de l’histoire de l’art occidental, pour ne parler que de lui, devient opaque. Nous avons besoin de savoir pour redécouvrir et apprécier plus pleinement ce que nous avons omis d’apprendre, ou ce que nous avons simplement oublié.

Autrefois, les gens avaient-ils vraiment une plus grande culture religieuse qu’aujourd’hui ?

J.-C.A. et E.B. : Difficile à dire. En France, à tout le moins, la longue lutte des laïcs, la bataille pour la séparation entre l’Eglise et l’Etat, la tradition anticléricale ont finalement abouti à faire de la culture religieuse la chasse gardée des familles et des Eglises. Pour la grande masse de ceux qui ne pratiquent pas – soit la grande majorité de nos concitoyens –, la religion est au mieux quelque chose de sympathique, ou d’exotique, et de plus ou moins indéchiffrable.

Comment expliquez-vous cette perte de culture religieuse ?

J.-C.A et E.B. : Une des grandes illusions de la modernité est d’avoir cru que le progrès, la science et le triomphe de la raison viendraient à bout des derniers vestiges d’un obscurantisme dépassé – la religion.

Or la religion n’a pas disparu, elle revient en force, qui plus est politisée, et nous n’y comprenons plus rien. Nous oublions parfois que les limites de notre monde ne sont ni les frontières de la France, ni même celles de l’Europe. Il faut aller voir ailleurs. Lire le fait religieux, approfondir cette culture religieuse hélas un peu en déshérence dans notre pays, est un bon moyen d’appréhender notre vaste monde et sa diversité.

Certains groupes opèrent en France un retour vers une pratique religieuse parfois très intense. Cela s’accompagne-t-il, de leur part, d’un approfondissement culturel ?

J.-C.A. et E.B. : On assiste effectivement à un double phénomène, très contrasté. D’un côté, globalement, une forte déperdition de culture religieuse. De l’autre, un retour visible à des formes d’auto-affirmation religieuse parfois dures. Pour autant, le petit juif qui jure sur la Torah ou le petit musulman qui se réclame du Coran ne savent pas forcément grand-chose de leurs religions respectives. Et lorsque prime l’exigence d’«authenticité», salafisme pour certains, ultra-orthodoxie pour d’autres, le résultat, sur le plan culturel justement, peut être d’une rare pauvreté. Si bien que les religieux, eux aussi, peuvent manquer de culture religieuse. Il n’y a pas d’authenticité en religion plus qu’en autre chose. Imprégnations mutuelles, métissages, reformulations constantes, voilà la règle. Il y a du judaïsme dans l’islam, de l’islam dans le judaïsme, et de la religion dans l’athéisme le plus militant ! Regardez l’Afrique, l’Amérique latine ! Ce sont de véritables laboratoires de production des religions modernes. Même les formes religieuses les plus rigoureuses, se présentant comme un retour à la pureté des origines, sont des réponses typiquement modernes aux défis du monde d’aujourd’hui.

Retour au religieux et revendications communautaires, on a l’impression que les deux choses vont de pair. Pourquoi ?

J.-C.A. et E.B. : Pour certaines minorités, la religion devient un élément fédérateur. Elle procure un sentiment d’appartenance fort, fabrique un «entre-soi» réconfortant. Se proclamer musulman, c’est sans doute revendiquer une filiation culturelle, affirmer une foi. Mais c’est aussi une façon de répondre au mépris, aux discriminations. Par ailleurs, revenir à la religion des siens, y compris au travers d’une pratique exigeante, est aussi une forme de résistance à l’uniformisation et à l’indifférenciation. On veut bien tous manger des hamburgers, mais c’est tout de même autre chose de les manger cacher ou halal. Coca-cola d’un côté, Mecca Cola de l’autre… Face au flux d’un temps trop rapide, à des transformations intenses, à la dissolution des identités dans une globalisation galopante, on peut choisir de se replier dans sa coquille.

La religion, qui a fait ses preuves dans la longue durée, est perçue par certains comme un rempart sûr. Quitte à oublier que la religion elle-même a évolué au fil de l’histoire et qu’elle est aussi fluctuante que les identités qu’on lui demande de sauvegarder… Ainsi vont les constructions identitaires de l’ère d’Internet, dans un contexte de self-service généralisé et d’aspiration à un bien être constant. L’Occident demeure profondément individualiste et les revendications «communautaires» en restent marquées. Les communautés sont en fait imaginées par des individus courant derrière l’utopie des recompositions rassembleuses d’un autre temps, qu’ils ne supporteraient pas forcément très longtemps si elles devenaient réalité, tant le souci de soi domine les comportements.

Vous dites qu’enseigner le fait religieux est aussi une façon de répondre à certains intégrismes. Est-ce à l’école de le faire ?

J.-C.A.et E.B. : De nombreuses personnes, des jeunes notamment, cherchent une forme de spiritualité, mais sont déboussolées. Si elles n’ont pas de réponse à la maison, c’est à l’école de les éclairer, de leur donner les clés qui leur font défaut pour choisir librement. Le rapport Obin (1) s’étonnait que des enseignants répondent aux questions d’ordre religieux que posaient les élèves. Mais si les jeunes n’ont de réponse ni à la maison, ni à l’école, il ne faut pas s’étonner qu’ils deviennent la proie de mouvements prosélytes plus ou moins bien inspirés. L’école n’a pas le droit de faire silence sur le fait religieux.

En outre, il est temps de prendre sérieusement en compte la diversité de l’école et de la société. Il n’existe pas de sociétés faites d’une seule pièce. Certes, les nationalismes ont aspiré à les unifier en créant un homme nouveau uniforme. Et ils ont largement échoué. Les nations s’enrichissent de cette diversité, même si les décalages culturels ne sont pas toujours faciles à gérer. La répression ou l’occultation sont des remèdes sans effet à long terme. Il est urgent de relire ces questions avec de nouvelles grilles. L’étude du fait religieux n’a pas vocation à devenir le tremplin d’un dialogue interreligieux auquel, quant à nous, nous croyons peu.

En revanche, approfondir la connaissance de ce qui pourrait séparer est peut-être une manière, indirecte mais efficace, de rapprocher. Ce livre essaie aussi, à sa façon, de répondre aux questionnements soulevés par l’arrivée, dans la sphère scolaire, d’enfants issus de cultures et de religions qui ne nous sont pas toujours familières.

Comment votre ouvrage est-il accueilli ?

J.-C.A. et E.B. : Globalement très bien, y compris par les enseignants, leurs associations, leurs organisations professionnelles. Les professeurs de lettres se montrent souvent disposés à enseigner des textes tirés de la Bible, du Coran, des grandes traditions religieuses. Du côté des enseignants d’histoire, c’est forcément un peu plus compliqué. Dans ces milieux, la tradition laïque pèse peut-être davantage. Ils se sentent dépositaires de l’histoire nationale. D’une histoire placée sous le signe des Lumières, orientée vers un monde contemporain perçu comme très sécularisé. Les enjeux d’un tel livre sont importants, il faut le reconnaître. Nous sommes optimistes et convaincus qu’il trouvera peu à peu sa place. Il y a un travail d’explication à mener, c’est certain, et nous le faisons. Les parents ont eux aussi un rôle essentiel à jouer. Et les jeunes, quant à eux, ont encore des choses à apprendre. Ensemble, nous serons peut-être plus à même de contribuer à décrisper les rapports des diverses cultures et religions que nous côtoyons quotidiennement. Faisons le pari de la réussite, sans irénisme, mais en toute connaissance de cause, et en évitant toute stigmatisation.

Votre ouvrage est divisé en grands chapitres par religion. Quelle différence avec une encyclopédie ou un dictionnaire ?

J.-C.A. et E.B. :Nous n’avons pas voulu tout dire sur toutes les religions à toutes les époques. Nous avons essayé de partir des questions que les gens se posent, et d’y répondre. Nous parlons de la place des femmes dans le judaïsme et dans le christianisme, car il n’y a pas que les femmes musulmanes qui ont subi et subissent encore le poids de la discrimination religieuse. Nous avons étudié tous les aspects des religions vivantes, y compris des religions de l’Asie, de l’Afrique ou de l’Amérique latine, et sans faire l’impasse sur la violence, les relations avec la politique, les processus de sécularisation, l’athéisme. Voltaire, ici, côtoie Jésus. Nous parlons du foulard dans l’islam, en comparant les législations européennes, évidemment sans trancher. Nous parlons de la musique en islam, de la représentation du prophète. Et dans le chapitre sur le judaïsme, nous avons utilisé la photo du mariage de deux juifs gays, célébré par une femme rabbin !

Il est une question à laquelle vous ne répondez pas, c’est le procès en illégitimité fait à des enseignants, notamment en banlieue, par certains élèves intégristes. Quelles solutions proposez-vous ?

J.-C.A. et E.B. :Un enseignant n’est pas un prêtre, un rabbin, un imam. Dans ce rôle-là, il est forcément illégitime. Mais s’il est compétent, s’il est capable de mettre en évidence la richesse et la diversité culturelle des traditions religieuses qu’il évoque, peut-être pourra-t-il se faire entendre. Faire savoir et, du même coup, rendre possible un vivre-ensemble. Ce livre est destiné à l’y aider. En espérant qu’en paraîtront bientôt des déclinaisons à destination des élèves de collège et de lycée. C’est une perche que nous tendons. Aux intéressés de la saisir. Ce livre est une sorte de lieu de rencontre, où chacun est libre d’entrer par la porte qui lui plaît. Biographies, encadrés, bibliographies, filmographies, glossaires, exposés linéaires, extraits de textes, il y en a pour tous les goûts. Mais ce n’est pas un labyrinthe, on ne s’y perd pas. Nous en avons fait l’expérience. Dans le pire des cas, les illustrations montrent le chemin.

(1) Rapport de Jean-Pierre Obin, inspecteur général de l’Education nationale, sur «les signes et manifestations d’appartenance religieuse dans les établissements scolaires», juin 2004.

Libération 03/11/2007

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