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Averro̬s РUn arch̩ologue de la subjectivit̩

Les Latins surnommaient le  » Commentateur  » ce penseur de l’unité fondamentale de l’intellect humain. Alain de Libéra, qui est l’un de ses traducteurs, estime que son Å“uvre est susceptible de donner un tout autre sens aux fumeux débats sur l’identité culturelle de l’Europe.

Quelle est la place d’Averroès et de sa pensée dans votre propre itinéraire philosophique ?

J’ai découvert Averroès à la fin des années 1960, lorsque j’étais étudiant, grâce à L’Etre et l’Essence, le grand livre d’Etienne Gilson, qu’il présentait lui-même comme une  » enquête à travers l’histoire de la métaphysique, de Parménide à Kierkegaard « . En fait, Gilson allait jusqu’à Heidegger, dont il discutait à la fois en médiéviste et en philosophe la  » nouvelle philosophie de l’être « . La lecture de Gilson a été pour moi un choc. Ainsi, on pouvait non seulement être médiéviste et philosophe, mais aussi, comme médiéviste, proposer de nouveaux objets, explorer des terres encore inconnues en histoire de la philosophie !

A l’époque, les philosophes et les historiens ne parlaient pas des philosophes arabes ou musulmans. Ces derniers étaient confinés dans l’ » épreuve de langue « , trop exogènes sans doute pour prétendre au statut de  » grands auteurs  » en version française. Pour moi qui étais plongé à la fois dans Aristote et Heidegger, l’irruption d’Averroès et d’Avicenne dans l’ » histoire de la métaphysique occidentale  » a déterminé une rupture salutaire avec la thèse selon laquelle  » la source était grecque et coulait allemande « . En lisant chez Gilson la critique de l’ontologie d’Avicenne par Averroès, je fis une autre découverte : un philosophe musulman avait, à la fin du XIIe siècle, critiqué le  » mélange des opinions religieuses aux philosophiques « . Je voulus en savoir plus. Ce fut vite fait : il n’y avait à lire qu’Averroès et l’averroïsme, publié en 1852 par Ernest Renan. Ce dernier n’était pas le roi du pitch :  » Nous n’avons rien ou presque à apprendre ni d’Averroès, ni des Arabes, ni du Moyen Age  » ; l’averroïsme,  » insignifiant comme philosophie « , est une  » scolastique dégénérée « . Qui croire ? Ayant choisi Gilson, j’ai entrepris de lire les textes d’Averroès, en l’occurrence les commentaires d’Aristote traduits par Michel Scot, les seuls qui fussent accessibles au latiniste que j’étais. Et je n’ai pas cessé depuis.

Mon projet était simple : mettre à la disposition du public une partie, si modeste soit-elle, de ce que j’aurais aimé pouvoir trouver en français quand j’étais agrégatif. Traduire, éditer, commenter, susciter ou accompagner quelques vocations nouvelles : ces dernières années, j’ai eu la chance d’avoir des étudiants, à Paris ou à Genève, capables d’aller plus loin que moi sur la voie désirée – Marc Geoffroy, Barbara Canova, Jean-Baptiste Brenet. Le résultat s’appelle :  » Ibn Rushd au boulevard Saint-Michel  » – allusion au livre de Sylvain Gougenheim, Aristote au Mont-Saint-Michel, objet d’une récente polémique – . Celui que les Latins appelaient  » le  » Commentateur a pris place dans le monde philosophique, l’académique, l’éditorial et le scolaire.

Quel est le texte d’Averroès qui vous a le plus marqué, nourri, et pourquoi ?
De tous les textes d’Averroès, celui qui ne me quitte jamais est le Grand commentaire sur le De anima, dont j’ai commencé de donner la première traduction dans une langue moderne. Ce texte difficile, quasi perdu en arabe, a été l’occasion d’une expérience unique. J’en ai discuté chaque phrase avec Marc Geoffroy, qui critiquait mes choix en s’aidant de sa propre rétroversion en arabe de l’effroyable traduction latine de Michel Scot. Certains jours, la fatigue aidant, nous nous croyions à Tolède plutôt qu’à Paris…

Le texte valait bien cette peine et ces voyages immobiles. Peu d’oeuvres ont eu un tel retentissement du XIIIe au XVIIe siècle, donné lieu à plus de controverses, soulevé plus de problèmes nouveaux, suscité plus de théories psychologiques complexes et stimulantes. Depuis dix ans, j’essaie d’écrire une archéologie de la subjectivité, tentant de comprendre comment et pourquoi la notion aristotélicienne de  » sujet  » a pu entrer en psychologie, s’identifier au  » moi « , voire à la  » personne « . Ce travail est le fruit direct de la lecture d’Averroès, des averroïstes latins et, surtout, des anti-averroïstes, qui de Thomas d’Aquin à Leibniz n’ont cessé de discuter la thèse de l’unité de l’intellect – autrement dit de l’unicité du sujet de la pensée, l’intellect unique, séparé de l’âme et du corps de l’homme. Qui pense ? Quel est ou qui est le sujet pensant ? La mise en crise averroïste du cogito jette une lumière vive sur les problématiques modernes de la personne, de l’ipséité, du  » cela  » ou  » ça  » qui, selon le mot de Lichtenberg repris par des esprits aussi différents que Schelling et Wittgenstein,  » pense en moi « .

Selon vous, où l’œuvre d’Averroès trouve-t-elle aujourd’hui son actualité la plus intense ?

Il y a deux sortes d’actualité. Celle des news, sans importance, et l’autre : celle de la mise en acte d’une pensée, de sa réactualisation par celles et ceux qui s’efforcent de penser avec un texte, un concept ou un problème transmis par la tradition philosophique. La recherche de nouveaux modèles de l’activité mentale, d’analyse de la relation de l’esprit et du corps (le Body-Mind problem) est certainement l’un des domaines où le traitement averroïste des thèses de la psychologie d’Aristote a l’actualité la plus intense. Mais il va de soi que l’actualité d’Averroès ne concerne pas que les psychologues ou les spécialistes de sciences cognitives.

L’averroïsme dont Renan a créé le type pour la modernité est né de la fusion de trois cauchemars médiévaux. Les deux premiers sont ceux des théologiens chrétiens : sous la plume du philosophe musulman, ils voyaient la théologie devenir fable, et la religion, privée de tout rapport à la vérité, ne conserver qu’une utilité sociale. Le troisième est celui de Pétrarque : chez les  » aristotéliciens  » de son temps, il voyait une sorte d’athéisme cynique se substituer au christianisme.

Averroès n’a fourni pour peupler ces rêves que quelques formules arrachées à leur contexte. L’averroïsme, produit de synthèse, a abouti au libertinage, à la dissimulation honnête, à la cryptophilosophie. En appartenant à la fois à l’histoire de la philosophie européenne  » latine  » et à celle de la théologie musulmane, de la science et de l’incroyance, du conservatisme et du progrès, l’oeuvre d’Averroès a une forme d’actualité quasi  » people « . Sa véritable actualité reste à venir : elle réclame que l’on achève de traduire les écrits que les Latins médiévaux n’ont pas connus, que l’on aille librement à la rencontre de cet autre, au lieu de subir les effets cumulés de ses refoulements et de ses retours.

Les Européens ont fait de leurs Averroès successifs un grand livre des réponses, en ignorant celui de ses questions. La lecture d’un Averroès enfin complètement traduit donnera un tout autre sens aux fumeux débats sur l’identité culturelle de l’Europe, en fournissant un portail d’entrée à l’ensemble de l’histoire des rationalités philosophique et religieuse dans l’Islam classique. Après les Entretiens d’Averroès qui depuis quinze ans rassemblent à Marseille ceux pour qui le dialogue euroméditerranéen a un sens, la présence d’une partie de l’œuvre d’Ibn Rushd dans la série du  » Monde de la philosophie  » est un second pas, décisif, dans la même direction.

Propos recueillis par Jean Birnbaum

Le Monde 25/07/2008

Repères
Abu’l-Walid Muhammad ibn Rushd, Averroès pour le monde latin, naît à Cordoue en 1126, et meurt à Marrakech en 1198 après avoir connu la disgrâce et l’exil. Fils et petit-fils de qâdî (juge en matières civiles, judiciaires et religieuses) de la Grande Mosquée, juriste et médecin, c’est avant tout comme philosophe, et plus particulièrement comme commentateur d’Aristote, qu’il passa à la postérité, exerçant une influence considérable sur le monde latin.  » Commentator  » fut son surnom pour les Latins, le commentateur comme Aristote était le philosophe.

Adversaire de la  » réaction théologique  » d’Al-Ghazâlî, il fut le défenseur de la philosophie en un temps où elle pouvait entraîner l’accusation d’hérésie. Démontrant qu’elle était conforme avec la Révélation, il interprétait le Coran non comme dépositaire d’un savoir définitif mais comme véhicule d’une injonction à connaître, contenant le programme de la science, pour peu qu’on appliquât les modes de lecture rationnels appropriés.

Averroès distinguait entre les savants, instruits de la méthode démonstrative proprement philosophique, la masse, accessible seulement aux arguments oratoires et devant se contenter du sens littéral, et les théologiens, classe inutile éprise d’interprétations pernicieuses qui précipitent la communauté dans le sectarisme, la discorde et la haine. Car Averroès, représentant capital de la translatio studiorum (transfert des savoirs) au Moyen Age, fut avant toute chose un grand penseur de l’unité fondamentale de l’intellect humain.

La raison dans la foi
 » L’intelligence et la pensée « 

PARLER de la croyance religieuse en classe de terminale, c’est immanquablement voir se lever devant soi les figures redoutables du  » fanatique  » et du  » gourou  » qui incarnent pour de nombreux élèves la réalité de toute foi et de toute ferveur ; qu’il consiste en une sorte d’illumination mystique ou en quelque credo sectaire, le discours religieux, pensent-ils, ne peut naître que de l’aveuglement d’une conscience livrée à soi, et donc errante, ou livrée aux autres, et donc esclave.

A l’aide de quelques pages du Discours décisif d’Averroès, on pourra remettre en cause cette vision quelque peu caricaturale : tout d’abord en rappelant que l’islam s’établit, comme les deux autres monothéismes, sur la lecture et l’étude d’un livre fondamental ; ensuite en suggérant que la lecture du Coran est soumise à différents régimes d’interprétation, en fonction des multiples sens de l’écriture et des publics – théologiens, hommes du peuple, savants, juristes, philosophes… – auxquels il s’adresse. Un texte sacré est bien souvent entre les mains des hommes un texte déchiré : interprétations fantaisistes et exégèses lacunaires expliquent ainsi la multiplication des hérésies dans l’Andalousie du XIIe siècle où vit Averroès.

La foi ne se réduit donc pas, comme le croient spontanément les élèves, à un simple fait psychologique : elle constitue en même temps un fait herméneutique : elle est dépendante d’une Révélation à l’égard de laquelle un travail approfondi de la raison peut s’avérer nécessaire. Inviter la philosophie à pareil effort, l’introduire dans le saint des saints pour qu’elle participe à une lecture religieuse et juridique du Coran, voilà en quoi consiste l’originalité du Discours décisif.

Ne remettant jamais en cause le devoir d’obéissance et de fidélité que le plus grand nombre doit au livre sacré, Averroès exige en effet d’une élite de philosophes qu’elle assure l’éclaircissement des versets coraniques les plus obscurs ; à l’encontre de toute exégèse théologique qui particularisera le sens et embrumera son message, la philosophie saura montrer que les vérités du livre ne sont coupables d’aucune infraction à l’égard de ce que dicte la saine raison. En établissant son interprétation sur une rigueur qu’Averroès voudrait scientifique et démonstrative, les doctes délivreront le Coran, et ainsi la Cité musulmane, du fatras des lectures allégoriques pour lui rendre son unité. De la méconnaissance du texte religieux procèdent interprétations arbitraires et crispations idéologiques : loin d’opérer ce schisme prudent entre la raison et la foi que commande l’idée moderne de tolérance, loin de sacrifier la vérité de la foi à la vérité tutélaire de la raison, Averroès permet de faire comprendre aux élèves dans quelle mesure la raison peut être voulue par la foi et la conscience du croyant affranchie de toute cécité dogmatique.

Olivier Dubouclez, professeur aux lycées Paul-Claudel et Pierre-Méchain de Laon (Aisne)

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