(Libération)- Le militaire ne cache pas son écœurement. «C’est la pire défaite qu’il m’ait été donné de vivre. C’est une défaite morale, l’abandon des valeurs fondatrices du Pakistan et l’abandon d’une partie de sa population aux mains d’une bande de criminels qui tuent au nom de Dieu»,explique cet officier de l’armée pakistanaise qui était en poste dans la vallée de Swat jusqu’à la fin janvier. Il a affronté les talibans au combat, en a tué beaucoup, et a perdu quelques hommes. Musulman convaincu et «amoureux de [sa] patrie», l’homme vient d’apprendre qu’un accord a été signé entre son gouvernement et les talibans. En échange d’une promesse de paix d’un chef religieux proche des insurgés fondamentalistes, le maulana Sufi Mohammad, l’administration du district pakistanais de Malakand a accordé l’instauration de la charia dans la région.
«Toutes les lois non islamiques liées au système judiciaire et celles allant à l’encontre du Coran et de la sunna [vie du prophète] seront annulées», a déclaré un porte-parole du gouvernement de la province, affirmant que le président pakistanais, Asif Ali Zardari, avait accepté cette concession aux religieux conservateurs. Depuis lundi, la loi islamique s’est substituée à toute autre forme de juridiction dans cette région distante d’à peine 200 kilomètres de la capitale.
«C’est une aberration», s’indigne Hasan, qui a fui les combats et les talibans début février pour se réfugier dans la banlieue d’Islamabad. Ce jeune chef d’entreprise laisse derrière lui une douzaine d’employés, sa maison et le fruit d’une vie de travail. «Pourquoi proclamer la charia dans une république dont l’islam est la religion officielle et dont la Constitution repose déjà sur le Coran ? La charia n’est pas en soi un problème, c’est la lecture qui en est faite par les talibans», ajoute-t-il.
Fouet. Si, au cours des derniers mois, près de 500 000 réfugiés ont suivi Hasan dans son exode, ce n’est pas seulement pour fuir les combats. Dans cette vallée pakistanaise, haut lieu touristique jusqu’en 2007, les talibans n’ont pas attendu la proclamation officielle de la charia, avec l’assentiment frileux d’Islamabad, pour imposer leur vision de l’islam. Les témoignages des réfugiés évoquent des exécutions publiques de femmes, des punitions au fouet et plusieurs assassinats de notables. «Quand ils auront tué tous les élus modérés de la région, ils n’auront qu’à les remplacer par des mollahs et alors plus rien ne pourra les arrêter», s’alarme un réfugié. Si ces informations demeurent invérifiables car les journalistes ne peuvent plus travailler dans la région, elles ne sont pas démenties par Islamabad.
Le gouvernement n’a pas non plus pris l’initiative de l’annonce d’un accord avec les talibans, laissant la délicate déclaration à l’administration de la province. «C’est le subterfuge trouvé par le président Zardari pour ne pas assumer cette reculade honteuse qui trahit son impuissance», s’insurge Marvi Memon. Cette jeune députée d’opposition est aujourd’hui une des seules voix qui s’élèvent contre ce qu’elle qualifie de «trahison envers le peuple pakistanais». «Tous les partis ont accepté l’instauration de la charia dans la province de Malakand en échange d’une paix hypothétique. Mais c’est l’incompétence du gouvernement qui nous a conduits à nous compromettre en négociant avec les talibans», insiste cette fille de diplomate, élevée en France et bercée des valeurs républicaines, qui craint aujourd’hui pour sa vie. Chef de file du courant moderniste des députés de la Ligue musulmane pakistanaise (PML-Q), elle reçoit régulièrement des menaces de mort. «Ce qui arrive aujourd’hui dans la vallée de Swat n’est qu’une étape dans la logique de conquête des talibans. Partout ils étendent leur influence par la terreur.» Selon elle, cette «inacceptable concession gouvernementale» ne fera qu’accroître la dérive fondamentaliste du pays.
Dans la vallée de Swat, les talibans ont déjà interdit aux filles d’aller à l’école. Les rares familles qui s’y sont opposées ont été contraintes à la fuite. Au cours de l’année écoulée, la totalité des établissements scolaires de la vallée recevant des filles ont été détruits. «C’est du déjà -vu», souligne la députée sans pourtant oser la comparaison avec le gouvernement des talibans de Kaboul, renversé par les Américains en 2001.
Echec. Les Etats-Unis n’ont d’ailleurs pas réagi à ce qui s’apparente à un échec cuisant de leur politique diplomatique dans la région. Aujourd’hui, Marvi Memon prendra la parole à la tribune de l’Assemblée nationale, à Islamabad. Une fois n’est pas coutume au Pakistan, elle commencera son discours par une citation de Winston Churchill : «Vous avez voulu éviter la guerre au prix du déshonneur, vous aurez le déshonneur et la guerre.»