«Il est facile de mal comprendre les caricatures religieuses», affirme Martial Leiter. Le dessinateur suisse était récemment convié à un débat au Centre Dürrenmatt de Neuchâtel sur les relations souvent tendues entre caricatures et religion. Interview.
swissinfo: La signification de la religion saute aux yeux dans l’Å“uvre de Dürrenmatt, fils de pasteur. Est-elle aussi importante pour vous ?
Martial Leiter: La religion, en tant que partie de l’être humain, m’a toujours intéressé, tant sur le plan personnel que social. La religion est aussi importante pour moi que pour Dürrenmatt, mais pas pour la même raison. Mon père n’était pas pasteur, mais horloger.
swissinfo: Vous vous êtes fait un nom avec vos dessins et caricatures politiques. Quand la religion est-elle intervenue dans votre œuvre ?
M.L.: Quand j’étais plus jeune, je faisais des dessins avec des thèmes religieux. Ils pouvaient passer pour de la provocation. Plus tard, j’ai décidé d’avoir plus de retenue dans ce domaine. Mais aujourd’hui, même les thèmes politiques sont traités de manière «religieuse», chez nous.
swissinfo: Que voulez-vous dire ?
M.L.: Nous avons un mélange à double tranchant entre la politique et la religion. L’Eglise et l’Etat sont séparés dans notre société, mais la politique, dans son fonctionnement, est devenue un peu religieuse.
Il n’est pas rare que des questions purement factuelles se retrouvent entourées d’une aura presque religieuse. Les politiciens se mettent en scène comme des saints. On cherche à atteindre dans l’arène politique ce qu’on recherchait, autrefois, à obtenir à l’église.
swissinfo: Pourquoi les caricatures sur des thèmes religieux sont-elles si délicates ?
M.L.: Le champ d’interprétation subjective est très grand. Les gens peuvent se sentir plus vite agressés que par des thèmes politiques.
Le plus souvent, j’ai utilisé des symboles religieux pour d’autres thèmes que les thèmes religieux, par exemple pour créer des parallèles, une allégorie ou présenter une analyse. Cela a été souvent mal compris par des gens qui prenaient les symboles au pied de la lettre et se sentaient blessés.
swissinfo: Par exemple ?
M.L.: Il y a quelques années, Le Monde a publié un dessin qui s’en prenait à l’omniprésence des éthiciens et des instances morales en tous genres, dont les représentants ne cessent de dire ce qui est bien et ce qui est mal. Ces donneurs de leçons me dérangent.
Le dessin montrait trois érudits au pied de la croix sur laquelle Jésus avait été crucifié. On ne voit que le bas, avec les pieds cloués. La ligne de texte disait: «La commission d’éthique est en train de vérifier que les clous ont été bien désinfectés.»
Cela n’a rien à voir avec une critique de la religion. J’ai utilisé une image de notre culture chrétienne, une exécution universelle, pour montrer que lorsqu’on se concentre si fort sur des détails comme des clous désinfectés, on en vient à oublier qu’un homme a été exécuté. Mais quelques personnes m’ont reproché de me moquer de la religion.
swissinfo: Les caricatures de Mohammed publiées dans des journaux danois il y a deux ans, et qui avaient provoqué de violentes réactions, ont mis dos à dos les partisans de la liberté d’expression et ceux qui criaient au blasphème et au scandale. Qu’en pensez-vous ?
M.L.: J’ai trouvé ces dessins mauvais. Ils ne méritaient pas qu’on leur accorde autant d’attention. Ils témoignaient d’une méconnaissance ou d’une ignorance du monde de l’islam.
Je m’engage pour que nos «vaches sacrées», chez nous plutôt en économie, puissent être librement critiquées. Les réactions, ici aussi, sont énergiques, même si on n’est pas l’objet d’une fatwa comme dans le monde de l’islam.
swissinfo: Quelles sont les limites à la liberté d’expression ?
M.L.: La liberté d’expression est un droit humain. Seuls les idiots s’y opposent. Mais publier une chose pareille, est-ce que c’est déjà une manifestation de la liberté d’expression? La liberté d’expression ne signifie pas que l’on puisse dire tout ce que l’on aurait envie de dire, d’autant plus si cela est juste bête et vexant pour certaines personnes.
Lorsque ces personnes réagissent et protestent, on leur reproche d’être contre la liberté d’expression. Quelle hyprocrisie ! Les médias ont aussi jeté de l’huile sur le feu.
Il faut veiller à mettre la liberté d’expression en pratique dans des domaines bien plus sensibles, en Suisse, que la religion. Ici, on ne peut pas critiquer l’économie, c’est tabou. Si on le fait, on dit que cela fait du tort à l’entreprise.
Nous devrions commencer à balayer devant notre porte. Ou bien, pour l’exprimer en terme bibliques, «pourquoi regardes-tu la paille dans l’Å“il de ton frère sans voire la poutre dans ton Å“il?»
swissinfo: Des rédactions vous ont-elles déjà refusé des caricatures ?
M.L.: Plusieurs fois! Dans les années 70 et 80, les domaines tabous n’étaient pas les mêmes que ceux d’aujourd’hui. On n’osait alors pas toucher à l’armée. Aujourd’hui, dans la perception publique, elle est presque aussi peu importante que la religion.
Mais à l’époque, vous étiez immédiatement traité de traître à la patrie. Jusqu’à la chute du mur de Berlin en 1989 si on critiquait l’armée suisse, on était soupçonné d’être payé par Moscou.
swissinfo: Vous vous intéressez depuis longtemps au sommet de l’Eiger. Comment cette passion est-elle née ?
M.L.: J’ai une relation forte avec cette montagne depuis l’enfance. J’y suis allé régulièrement, tout près. Je l’ai dessinée un nombre infini de fois. Plastiquement et graphiquement, l’Eiger est un défi. L’histoire de cette montagne et la dramatique qui y est liée me fascinent.
Durant les années où j’ai été très actif politiquement, une époque où tellement de choses ont changé, j’avais besoin de l’Eiger comme «contre-endroit», un endroit qui était toujours là , stable. Cette montagne a quelque chose de presque divin, à mes yeux. C’est l’image d’une présence, de la grandeur et du sublime, même si ce mot est aujourd’hui passé de mode.
Pour un dessinateur, c’est un thème inépuisable. Tout y est: l’eau, la neige, les nuages. C’est un gigantesque et magnifique théâtre.»
Interview swissinfo, Susanne Schanda
(Traduction de l’allemand: Ariane Gigon)